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passif s’élevait à 1 500 000 livres. Dès lors, malgré l’activité et les efforts désespérés d’un prieur énergique, l’histoire de Châalis n’est plus que celle d’une agonie. À la requête des créanciers, Louis XVI fit fermer l’abbaye. On nomma un séquestre. La Révolution pouvait venir : les bandes de sans-culottes qui saccagèrent Châalis, pillèrent, ravagèrent, brûlèrent, ne ruinaient plus qu’une ruine.

Ce qui subsiste de ces restes est encore de la plus émouvante beauté. Le Châalis de saint Guillaume n’est aujourd’hui qu’une ombre. Presque rien n’a échappé à la pioche du dernier abbé et à la rage des terroristes. Seul, un massif énorme, un bloc de maçonnerie, que surmonte, comme par hasard, un léger belvédère en forme de tourelle, domine le désastre et défie les orages. C’était le noyau central, l’axe même du système de l’ancienne abbaye. Là s’appuyaient d’une part les bâtimens des moines, le dortoir, le chapitre, le cloître, dont les arcatures se dessinent sous le manteau des lierres. De l’autre côté s’accoude le transept de l’église. Un pan est encore debout, avec trois fenêtres exquises qui se découpent en plein ciel. À terre, gisent les débris du temple : des linéamens indécis, des files de colonnes et de chapiteaux écroulés, des fûts de pierre à demi ensevelis par l’herbe, vague et douteux ossuaire où s’ébauche toujours la forme d’un sanctuaire ; les mousses, les graminées, les arbres et les ronces ont envahi le chœur et le baignent, même en plein jour, d’un clair obscur chenu et d’un religieux crépuscule. Cette cathédrale verdoyante semble encore le séjour d’une divinité. Certaines bases de piliers, rangées en hémicycle, et d’une pureté toute « grecque » au pied d’un mur qui tombe et d’un bosquet sauvage, paraissent attendre à l’aurore des rites et des sacrifices : on dirait des autels aux génies de la prairie.

Derrière cette ruine charmante, où Gérard de Nerval promenait sa Sylvie, dans un rayon de quelques pas, s’élèvent parmi les ormes la chapelle du XIIIe siècle avec ses fresques du XVIe, puis le noble mur du cimetière, enfin le blanc palais des Slodtz. Une même mélancolie enveloppe de ses voiles ces divers fragmens du passé. Chacun d’eux nous rappelle un moment de nous-mêmes. Tous nous sont également précieux et vénérables. Un jour, le public viendra contempler ce paysage d’histoire : il embrassera d’un regard le merveilleux tableau que composent sur cet étroit espace les monumens de l’abbaye. Le moyen âge, la Renaissance et la période classique y ont collaboré. Un abrégé de notre vie, une petite France en miniature, voilà Châalis. Sans doute, un pareil don n’a pas autant de quoi intéresser la presse, que certains prix d’enchères atteints par un Rembrandt