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fit abattre les anciens bâtimens ; barbarie qui pourtant fit jeter les hauts cris, car déjà il y avait chez nous des amateurs intelligens de nos antiquités françaises. Cependant, on dressait les plans de la nouvelle manse ; les travaux commencèrent vers 1740.

Rien n’excuse une démolition : mais cette fois on n’ose pas s’en plaindre, car ce que nous voyons est un chef-d’œuvre. L’abbé de Châalis était un pauvre homme, mais son architecte avait du goût. Il a créé ici une merveille de convenance, le dernier modèle assurément d’une demeure religieuse de l’Ancien régime ; il a fait quelque chose de sobre et de magnifique, un mélange accompli de grand et de riant. Avec une souplesse et une aisance incomparables, il accommode au goût du siècle l’antique austérité de la règle cistercienne. Et il faut avouer que cette règle, une fois de plus, a bien servi l’artiste : ce qu’il y a parfois de chiffonné ou de mesquin dans l’art de cette époque, on le chercherait en vain dans cette œuvre de haut style. L’ordonnance est toute classique. Le palais se compose d’un grand corps de logis aux combles pittoresques, flanqué de deux ailes sur la façade ; une galerie de cent mètres parcourt à chaque étage toute la longueur de l’édifice, et reçoit toutes les portes de tous les appartemens. La cuisine et les « réceptions » occupent le rez-de-chaussée ; toutes ces pièces sont voûtées et prennent le jour de vastes baies en plein cintre. Les appartemens privés se trouvent à l’étage. Un double escalier de pierre, situé à l’insertion des ailes, fait communiquer entre elles ces deux ordres de galeries, ainsi que les deux espèces d’appartemens qu’elles desservent. On n’imagine pas un programme plus simple, une composition plus noble et plus parfaite. L’ensemble est à la fois monastique et seigneurial, sérieux et mondain, commode et aristocratique. Tout est inondé de lumière. Cela tient en même temps du cloître et du château, du moyen âge et de l’âge moderne, avec la plus charmante tenue de bonne compagnie. Ni Boffrand ni Héré n’ont surpassé la grâce de cette création des Slodtz.

Mais ce chef-d’œuvre était ruineux. Sur ce terrain mouvant, perfide, le travail des fondations n’était jamais fini : l’argent fuyait, se buvait dans le sable comme de l’eau. On battit monnaie avec tout : on vendit l’argenterie ; on vendit la bibliothèque. On s’endetta, on emprunta pour acquitter les dettes. Toutes les terres furent hypothéquées, les forêts furent saignées à blanc. Cent mille livres de revenus ne suffisaient plus à couvrir l’intérêt de la dette. D’ailleurs ces revenus, les terres n’étant plus cultivées, les fermages restant en souffrance, avaient bientôt baissé de près de la moitié. En 1770, le