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Il était très capable de comprendre les protestans : ce qu’il ne pouvait pas comprendre, c’était qu’on s’égorgeât pour des questions spéculatives. Il était tolérant dans un siècle fanatique. Les furieux qu’il voulait empêcher de se massacrer étaient beaucoup plus près de s’entendre mutuellement, qu’ils ne l’étaient de l’entendre lui-même. Il était d’un autre âge. Il faut le voir tel que nous le montre un témoin, expliquant à Mme d’Étampes, qui écoute et sourit au bras de son amant, la morbidesse, le mol contour de la Vénus de Cnide, rapportée par le Primatice : ce prince de l’Église faisant à la sultane les honneurs des secrètes beautés d’une déesse de Praxitèle, — quel tableau ! Les passions du temps prenaient le diplomate au dépourvu. Les gens étaient aux mains, et il cherchait encore quelque combinazione. Un jour il se montra au prêche, imprudence qu’on lui reprocha fort, mais qui peint tout entier le politique et le curieux. Longtemps il espéra l’accord. Le danger lui ouvrit les yeux. Le sang de Guise, mari de sa nièce, qui vint éclabousser sa pourpre, acheva de le détromper. Il fuit avec horreur ce peuple d’enragés, qui répondaient par des cris de mort aux conseils de la paix, et vint s’éteindre à Tivoli, parmi les grottes bleues et les cyprès de la villa d’Este, qu’il s’était fait construira, et où ce prélat païen, dans l’effroyable cauchemar où s’abîmait la Renaissance, demandait vainement aux nymphes et aux faunes sereins de ses terrasses le secret des tempêtes de ce monde sauvage.

Pendant les trente-deux ans qu’il fut abbé de Châalis, je ne sais si le cardinal y est venu deux ou trois fois. Il emboursait les revenus, dont il ne faisait qu’une bouchée : tout passait en magnificences, en galanteries, en fêtes, en palais de Serlio, en aiguières de Cellini. Les moines étaient réduits à la portion congrue ; ils se serraient le ventre, tandis que le seigneur abbé dépensait leur argent et menait train de prince. Son neveu Louis d’Este, le fils d’Hercule et de Renée, oncle de Charles IX à la mode de Bretagne, continua dignement les traditions de la famille. Ces Este méritaient bien les lys de leur blason. Louis porta quinze ans le titre de « protecteur de l’Église des Gaules ; » cette fonction singulière, dans un pareil moment, ne devait pas être une sinécure. Il était d’ailleurs, comme son oncle, « splandide et libéral autant que prélat qu’on sçût voir, » écrit Brantôme, qui ne tarit pas sur sa munificence. Ses gens eux-mêmes étaient stylés dans ses principes. Son maître d’hôtel payait cinquante écus, à Rome, une lamproie que lui disputait celui d’un autre cardinal. Il approuvait : « Je me moque de la viande (en effet, il était fort sobre) ; mais je ne veux pas, déclara-t-il, qu’on puisse dire pour rien au monde qu’un