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Et c’est, tout autour de l’abbaye, tout un monde d’artisans, d’oblats et de convers : tisserands, tailleurs, corroyeurs, meuniers, charpentiers et maçons, tous les genres de métiers, depuis celui du toucheur de bœufs jusqu’à celui du scribe, s’exercent dans la communauté. On dirait le spectacle d’une villa antique, tel que nous le montrent les peintures de l’ancienne Egypte ou les fresques de Pompéi. Les moines, héritiers de ces vieilles civilisations, ont toujours excellé dans l’organisation de ces grandes colonies rurales et religieuses, de ces précieux centres de culture. Là on pratiquait noblement l’art de vivre. Le temps se divisait harmonieusement, au rythme de la cloche, entre la vie active et la contemplation ; on perfectionnait, sous ces deux formes, l’œuvre divine, on complétait l’ébauche féconde que l’artiste suprême a remise en nos mains. Ainsi le plus humble office devient une louange du Seigneur. Ces solitudes retentissent d’un psaume sans paroles, d’un éternel Alléluia. Cela ressemble à une laure de la sainte Palestine ; cela rappelle à la fois les lettres de saint Jérôme, un chant des Géorgiques et la Cité de Dieu. Et le tableau s’achève par quelques touches d’une grâce non indigne des Fioretti : ce sont des vols de passereaux qui, à l’heure du diner, envahissent le réfectoire et viennent becqueter dans l’écuelle des religieux, « si bien qu’on ne sait plus, écrit gentiment notre auteur, si le Roi a doté Châalis pour les moines ou pour les moineaux ; » c’est un roitelet qui volète çà et là dans l’église, se perche sur la chaire du prieur ou de l’abbé, lisse ses petites plumes, secoue sa petite tête, écoute un moment la musique, part et revient tout à coup. Traits aimables, qui complètent la peinture de cette création innocente, de cette île des saints flottante au milieu des ténèbres et des orages du monde.

On serait tenté de reprocher à ces âmes heureuses leur félicité égoïste. Mais ce grief serait injuste : le monde profite plus qu’il ne le croit de ces foyers de spiritualité. Au nombre des célébrités de Châalis, Jean de Montreuil nomme « ce fameux Guillaume, auteur d’un ouvrage en trois livres, qui a eu un si grand succès. » Il s’agit de Guillaume de Deguileville et de son grand poème des Trois pèlerinages. Peu de personnes, j’en ai peur, connaissent ^aujourd’hui Guillaume de Deguileville ; et pourtant l’œuvre de sa vie, son immense épopée mystique en trente-cinq mille vers, a joui d’une fortune qui nous est attestée par le nombre des manuscrits et des éditions anciennes qui en sont venus jusqu’à nous. C’est une interminable] allégorie morale, à l’imitation du Roman de la Rose. Le livre rapporte un songe ou une vision de l’auteur. On voit d’abord le pèlerin sur le chemin de la