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et de forces latentes, avec ses chasses, ses pêches également fameuses, et où de petits lacs pensifs jettent çà et là leurs regards entre leurs cils de roseaux. Une seule chose à présent manque à ce tableau champêtre : c'est ce petit vin de Châalis, dont se régalait Jean de Montreuil, et qui « valait le Beaune ou les Côtes du Rhône. » En revanche, nous irions les yeux fermés à cette clairière, si propre à la « rêverie, » et où l'écrivain croyait voir, comme dans une autre Arcadie, le chœur des filles de Mémoire s'assembler aux accords de la lyre du poète ; mais dans ces pinèdes du Désert nous ne songeons plus à Virgile : nous y évoquons aujourd'hui une ombre plus tourmentée et plus mélancolique, l'ombre du maladif et frémissant « rêveur » qui entendit là les accents d'une Muse inconnue.

J'abrège la visite du couvent : voici la magnifique église abbatiale, et la chapelle de la Vierge, digne de la Sainte-Chapelle (elle existe toujours : l'extérieur a été restauré sans pitié ; mais l'architecture est restée intacte à l'intérieur : c'est un bijou de pureté et de délicatesse). Puis, nous faisons le tour des locaux conventuels, des trois cloîtres, du chapitre. Partout, c'est le même sentiment de vie ample et grandiose. L'abbé est logé comme un roi. La sacristie ruisselle d'orfèvreries précieuses ; le vestiaire seul est un trésor. Notre guide décrit longuement ce luxe sacerdotal ; il s'attarde surtout dans la bibliothèque, en bibliophile averti, qui avait fait le catalogue de la « librairie » de Charles V. Il avait feuilleté au Louvre les livres incomparables exécutés pour le frère du Roi, le duc de Berry : il vante en connaisseur l'excellence et la correction des copistes de Châalis. J'oubliais le pavé par où l'on accède à l'abbaye, et le Calvaire du carrefour, dont le bienfaisant aspect dissipe le maléfice, l'obscur génie des bois ; enfin, les douves de l'enceinte, et la forteresse ou le château, construit par un des derniers abbés, et qui défend aux agresseurs l'entrée de la sainte maison. C'est le seul détail qui rappelle, dans cet asile de paix, les tumultes extérieurs, l'inquiétude des routes, la terreur des bandes noires, l'épouvante des temps.

Le couvent est une ruche où règnent à la fois l'ordre et J'activité. On n'y rencontre pas un oisif : les moines distribuent leurs jours entre les exercices du chœur et les travaux des champs ; ils vaquent tour à tour à la prière, à la lecture, aux soins du fermage et de la terre. Ils surveillent leurs arbres, élèvent des abeilles. C'est merveille de voir avec quelle ingéniosité leur industrie a su tirer parti de ce qui est, et suppléer à ce qui manque : les vannes, les petites chutes des cours d'eau du voisinage animent force machines, font tourner force moulins.