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de ce moment, les vieilles « religions » de Cluny, de Cîteaux, ne progressent plus. La sève court ailleurs, et va porter la vie dans les jeunes pousses. Mais il s’en faut que la décadence des ordres anciens ait brusquement suivi. La concurrence des nouveaux venus s’exerce sur un autre terrain. Elle change peu de chose aux habitudes de leurs aînés. Ceux-ci poursuivent à l’écart leur existence suave, non dépourvue pourtant de toute action féconde. Beaucoup d’âmes, qu’effrayaient les orages du siècle, préfèrent à l’idéal nouveau l’idéal d’autrefois, et viennent chercher refuge à l’ombre sacrée des cloîtres. Ainsi, la manière de vivre fut à peine modifiée dans les couvens cisterciens. Saint Louis, le roi des « Mendians, » partage ses loisirs entre ses cordeliers de Senlis et ses moines de Châalis.

Il nous est parvenu un document curieux sur la vie intérieure qu’on menait dans la maison aux dernières années du moyen âge. C’est une lettre que Jean de Montreuil, secrétaire de Charles V, adresse à un de ses amis. Ce Jean de Montreuil était un des beaux esprits de son temps. On surprend chez lui les timides essais de l’humanisme. Il s’efforce, non sans bonheur, d’imiter dans sa prose la belle latinité cicéronienne de Pétrarque. Il cite à tout propos ses poètes favoris, Térence, Ovide, Virgile, qui est son livre de chevet, et dont il entremêle les savans hexamètres aux textes des Pères ou de la Bible. Il paraît même qu’il a lu Boccace, au moins dans ses œuvres latines, les seules, comme on sait, avouées par leur père. Dans cette épître familière, Jean nous fait de Châalis un portrait enchanteur. On a peine à croire que cette peinture est celle d’un coin de France aux pires années de la guerre de Cent ans. C’est sur ce fond assez sombre qu’il faut voir, en esprit, se détacher cette calme idylle monastique, cette pastorale pieuse au fond d’une Thébaïde française.

« Châalis est un vrai Paradis terrestre habité par des saints. » C’est en ces termes que l’auteur résume ses impressions. Tout ce qu’il voit confirme cette sensation de bien-être : le charme du paysage, la vue délicieuse, l’horizon de bois et de collines, les forêts giboyeuses, l’abondance des eaux vives, dociles à tous les besoins de la communauté, sans parler des arbres fruitiers, des prunes et des avelines, de la basse-cour pleine de volailles, et surtout des étangs regorgeans de poisson, « le meilleur, écrit Jean, que j’aie mangé de ma vie. » Les habitués de Châalis le reconnaîtront à ces traits ; il est tel aujourd’hui qu’il y a cinq cents ans ; c’est bien le même pays sauvage et forestier, éternellement voilé de sa grande nuit sylvestre, qu’éclairent par endroits ses eaux, les plus belles de France ; — pays d’aspect soucieux