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se baigner dans la mer ou dans les fleuves pour se purifier avant de demander aux dieux la guérison de l'empereur ; des hommes, des femmes, des enfans se suicident, offrant aux dieux leur vie en échange de sa vie. A Tokio, le long de la douve, qui sépare le jardin public du jardin privé, devant le pont qui la franchit pour conduire au palais caché sous les arbres, des milliers d'hommes et des femmes ne cessent de prier en silence, le front contre le sol ; le soir, ils allument les petites lanternes de papier, qui sont suspendues à leurs bâtons. Ecartant cette foule pour gagner l'entrée du pont, des officiers conduisent leurs soldats, des instituteurs leurs élèves, les soldats s'inclinent, les enfans se prosternent. Ce sont aussi des processions de prêtres shintoïstes habillés de blanc, de moines bouddhistes revêtus de leurs chappes d'or et de brocart. Les deux derniers soirs, la foule reçoit la permission de prier à haute voix ; 70 000 personnes sont là prosternées ; beaucoup allument du feu pour célébrer les offices rituels ; la lueur des flammes se mêle à la pâle clarté de la lune voilée de nuages. Dans les premières heures du mardi, la nouvelle se répand que tout est fini ; aucun bruit ne s'élève plus de la foule, qui se disperse lentement.

Comparer une pareille scène d'angoisse et de deuil à la vie morne et vide de l'ancien gosho, c'est dire l'œuvre accomplie par Mutsuhito, la monarchie hiératique d'autrefois transformée en monarchie populaire, tous les obstacles supprimés qui, en les séparant, rendaient le peuple indifférent à son souverain et le souverain indifférent à son peuple. Cette union, qui a fait sortir une œuvre féconde d'une révolution près d'aboutir à l'anarchie et produit de grands triomphes par un irrésistible élan national, fut le but de Mutsuhito, l'on peut même dire son but unique. Tout le reste ne fut pour lui qu'un moyen.

En Europe on l'admire surtout pour avoir introduit dans son pays la civilisation occidentale, mais ce serait mal comprendre son caractère que de voir en lui un esprit ouvert et curieux, prompt à tout comprendre, à tout s'assimiler. Une partie de son peuple s'est enthousiasmée pour la civilisation de l'Occident : tout Japonais qui a quelques économies veut visiter l'étranger ; des médecins, des ingénieurs, ont donné leur vie pour la science : plusieurs doivent être comptés parmi les grands savans de notre époque. Mutsuhito a de toutes ses forces