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quelques regrets. Elle eût voulu une journée, elle eut une soirée ; elle se consola en reconnaissant que la soirée était de très bonne compagnie.

« Par exemple, » pour la réception de Sainte-Beuve, elle s’en donna à corps joie. Elle appréciait son talent, à peu près ; mais comme traître à Hugo (en 1845) et comme déserteur du romantisme et aussi comme cultivant, depuis quelque temps, le faubourg Saint-Germain, elle ne pouvait pas le souffrir. Au fond, Mme  de Girardin avait éminemment, même quand il s’agissait de grands hommes, ce flair particulier que j’appelle le flair du pleutre. Elle fut sanglante. On comprend que Sainte-Beuve, qui pardonnait peu, ne lui ait jamais pardonné : « On se dispute pour aller jeudi à l’Académie. Il y aura là toutes les admiratrices de Victor Hugo (qui recevait Sainte-Beuve), il y aura là toutes les protectrices de M. Sainte-Beuve, c’est-à-dire toutes les lettrées du parti classique. Qui nous expliquera ce mystère ? Comment se fait-il que M. Sainte-Beuve, dont nous apprécions le talent incontestable, mais que tout le monde a connu jadis républicain et romantique forcené, soit aujourd’hui le favori des salons ultra-monarchiques et classiquissimes et de toutes les spirituelles femmes qui régnent dans ces salons ? Il a abjuré ! Belle raison ! Est-ce que les femmes doivent jamais venir en aide à ceux qui abjurent ? La véritable mission des femmes est de secourir ceux qui luttent seuls et désespérément… Qu’elles refusent même un applaudissement au vainqueur félon qui doit son triomphe à la ruse ! Le présage est funeste ! Ceci n’a l’air de rien. Eh bien ! c’est très grave. Tout est fini dans un pays où les renégats sont protégés par les femmes ; car il n’y a que les femmes qui puissent encore maintenir dans le cœur des hommes, éprouvé par toutes les tentations de l’égoïsme, cette sublime démence qu’on appelle le courage, et cette divine niaiserie qu’on appelle la loyauté. »

Scribe et Casimir Delavigne lui déplaisaient comme vulgaires et bourgeois, et il n’y a rien de plus terrible que la décortication savante qu’elle fait de la Popularité, dont elle ne veut voir que les défauts, et du Verre d’eau, qu’elle considère comme une transposition des mœurs royales en mœurs d’épiciers parvenus. En quoi elle n’a pas tout le tort. Cependant elle a assez de justice et surtout assez de goût pour bien démêler une très véritable beauté du Verre d’eau : « Cependant le caractère de