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tout de cette liqueur magique qu’on appelle la justice, et dont je ne sais quel sens intime leur assure qu’elle doit exister, détourneront délibérément leurs yeux de cette réalité extérieure qui de toute part blesse leur rêve ; il leur suffira qu’une idée soit généreuse pour qu’ils la tiennent pour vraie ; leurs aspirations secrètes seront pour eux un guide supérieur à l’expérience.

La première tendance sert de drapeau aux diverses formes du matérialisme, du rationalisme, du positivisme, du scientisme ; la seconde règne en maîtresse dans les diverses disciplines spiritualistes, dont la plus récente et la plus suggestive en ce que, contrairement à plusieurs devancières, elle prétend ne pas ignorer la science, mais au contraire s’appuyer sur elle, est le pragmatisme sous ses diverses formes. Avec des nuances et des prétentions variées et souvent modifiées par les circonstances, ces deux tendances ont, aussi haut qu’on remonte dans l’histoire, toujours partagé les hommes. Il ne pourra dans l’avenir en être autrement. Tant que notre nature sera ce qu’elle est, elle est condamnée à être ballottée entre ces deux pôles, qu’on nomme intelligence et sentiment, raison et rêve, réalité et idéal. Si bien que le nom que Goethe a donné à l’un de ses plus beaux livres, Warheit und Dichtung, pourrait intituler et résumer toute l’histoire des tourmens de la pensée humaine.

Mais le conflit devient particulièrement angoissant et cruel lorsqu’il a lieu non plus entre des écoles et des êtres différens, mais dans le même individu ; le champ de la conscience devient alors un champ de bataille : parfois l’une des disciplines l’emporte ; mais souvent aussi le combat finit faute de combattans ; l’amour de l’idéal et le goût du réel anéantis tous deux par leurs chocs réciproques, laissent l’âme inerte et vide.

La philosophie de Poincaré va nous montrer quelles raisons nous avons de nous défier dans un sens et dans l’autre des solutions extrêmes et dogmatiques. Elle le fera, non pas en prenant dans chaque camp des armes au préalable soigneusement émoussées pour en faire un faisceau informe et de tout repos ; elle n’aura rien de commun avec ce vague éclectisme taillé, ainsi que l’habit d’Arlequin, de pièces et de morceaux, qui essaie vainement de cacher les chocs avec des mots, et qui ne survit plus que dans notre enseignement secondaire, ce musée d’antiquités. Elle attaquera au contraire le problème dans ses fondemens, en