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Ces grands propriétaires, ces maîtres d’esclaves, ces hommes considérables qui sont à la tête du mouvement, ne songent nullement à créer des castes et à consolider des privilèges ; ils entrent, à pleines voiles, dans le principe, presque uniquement théorique alors, de l’égalité. Non, ce n’est pas ici une vieille civilisation qui se prolonge, c’est une nouvelle civilisation qui se crée !

Le principe égalitaire est éminemment colonial. Dès qu’un homme s’installe sur une terre nouvelle, il se sent plus maître de son activité, de son œuvre, de son existence sociale. Il n’admet pas qu’un voisin le gêne ; il se déplace au besoin et va s’installer plus loin dans la sylve, sur la savane ou sur la pampa. Un homme vaut un homme, voilà le droit colonial, dans son essence. L’autorité de la conquête, les emprises traditionnelles ou héréditaires n’ont que faire ici. De tels esprits, évangélisés par les livres saints, raidis dans la fierté puritaine ou la rébellion huguenote, étaient, plus que nuls autres, accessibles aux théories que le XVIIIe siècle français et les encyclopédistes, élèves eux-mêmes de Locke et des publicistes protestants du XVIe siècle, avaient répandu de par le monde[1].

La parenté intellectuelle des deux démocraties égalitaires ne serait pas démontrée par les faits qu’elle le serait par la logique elle-même ; les constituans américains ne pouvaient pas échapper à leur siècle ; une carrière comme celle de Thomas Payne explique, plus clairement que toutes les dissertations et les rapprochemens plus ou moins ingénieux, l’analogie des idées et des sentimens qui existaient entre les publicistes insurgés et les constituans américains, d’une part, les philosophes et les révolutionnaires français de l’autre. Démonstration vivante et, comme on dit, en chair et en os. Le Common Sense et la col-


    que le Gouvernement de Cabinet n’a pas été admis en Amérique : « En Angleterre, le magistrat est perpétuel, et c’est une maxime admise pour les besoins de la paix publique, qu’il est irresponsable de son administration et que sa personne est sacrée… Mais, dans une république où chaque magistrat doit être personnellement responsable de l’exercice de ses fonctions, les raisons qui justifient dans la constitution britannique l’existence d’un Conseil non seulement cessent de s’appliquer, mais tournent contre l’institution. Dans la République américaine, un conseil ne ferait que détruire ou qu’affaiblir considérablement la responsabilité voulue et nécessaire du premier magistrat lui-même. Le Fédéraliste, édit. Boucard et Jèze (p. XXVII et 590).

  1. Sur les débuts puritains, voyez l’intéressant ouvrage de M. A. Schalck de La Faverie : les Premiers interprètes de la pensée américaine, Sansot, 1909, in-8. Je me rallierais assez volontiers à la formule de l’auteur, p. 163 : « L’Angleterre représentant la tradition conservatrice et la France défendant les idées nouvelles, — les États-Unis, au début du XIXe siècle, furent ballottés entre ces deux extrêmes. »