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ses pas de velours la longue salle étroite où se captent l’ombre et la fraîcheur. Arrivé sur le seuil, il prit longuement le jardin, les fleurs, les oiseaux du ciel, et le jour à témoin de sa tendresse. Il salua, le dos ployé, égrenant ses mystérieuses litanies de politesse. On le vit remonter sur le dos de sa mule et partir au pas, sous l’abri des grands chasse-mouches. Les blancheurs de ses burnous, quand sa silhouette s’est estompée au bout de l’allée d’orangers, dans la grisaille du jour finissant, se mélangeaient à celles des nuages. Il avait l’air d’un enchanteur de conte qui s’envole dans la fumée blanche, laissant derrière lui une douceur, un bien-être, une vertu d’espérance, un baume odorant d’amitié.

Alors, les roumis qui prenaient congé de lui se sont regardés. Leurs bouches étaient graves, mais un sourire rehaussait le coin de leurs yeux. Ils ne parlaient pas.

Et aujourd’hui le vizir n’est pas content ! C’est que les roumis l’attendent encore pour les palabres : et le ciel de printemps est si limpide ! l’air si léger ! Les citronniers dans la cour carrée du palais ouvrent leurs cœurs parfumés ; des pousses nouvelles sur les amandiers rosissent ; des trilles d’oiseaux vibrent dans la joie du matin. Le vizir fronce le sourcil : son pied gras bat d’impatience dans la babouche jaune. Faut-il vraiment encore aller parler d’affaires avec ces roumis qui s’obstinent à dire « aujourd’hui » au lieu de « demain ? » Autrefois, les roumis, c’était tout plaisir ; ils venaient avec leurs cortèges de mules toutes chargées de joujoux splendides et ingénieux. Ils en vendaient, ils en donnaient. Et maintenant, il vient d’autres roumis, non pour vendre les joujoux magnifiques, mais pour discuter très sérieusement pendant de mortelles heures. Ils ne veulent plus qu’on « prenne le bien de Dieu sur sa route, » ni qu’on dise : Inch Allah : « La destinée est comme un oiseau que l’on porte au cou et qui n’est pas libre ; » ils parlent comme si la volonté d’Allah ne tissait pas à son gré tous les jours et toutes les heures et ne réglait pas à elle seule la plénitude du trésor chérifien : Que Dieu le remplisse !

Oui, que Dieu le remplisse, car le vizir aide puissamment à le vider.

Et le vizir, rabaissant ses paupières, pousse un grand soupir. Il entend dans la cour carrée les rires des petites esclaves qui font voler avec leurs souffles et se jettent à la figure les pétales