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cheveux bruns que la hâte de la course avait dénoués. Mais plus étrange encore était l’expression du visage de cette créature, — un beau visage aux traits infiniment mobiles et passionnés, avec de grands yeux noirs d’un éclat fiévreux ; et le sentiment qu’on y lisait était un mélange saisissant d’exaltation et de désespoir, comme si l’infortunée se trouvât partagée tout entière entre le désir de commencer une vie nouvelle et l’horreur d’avoir à continuer de vivre. Émues de pitié, les deux darnes l’abordèrent, s’enquirent discrètement de la cause de son trouble, et puis, ayant appris qu’elle était venue à Cortone pour se confesser de ses péchés à l’un quelconque des frères de l’ordre de Saint-François, elles lui offrirent l’hospitalité de leur maison, qui était toute proche, en lui promettant de la confier ensuite aux soins d’un bon moine franciscain qu’elles connaissaient. La jeune femme put enfin se reposer des fatigues d’une marche poursuivie sans arrêt depuis le soir précédent ; et lorsque quelques heures de sieste et un verre de lait l’eurent comme réveillée de l’espèce de stupeur qui l’avait longtemps envahie, voici en résumé l’histoire qu’elle dut raconter à ses bienfaitrices, telle qu’à plusieurs reprises, plus tard, elle allait la redire à son confident, secrétaire, et biographe attitré, l’excellent petit frère Giunta Bevegnati :


Elle s’appelait Marguerite, et était fille d’un riche paysan de Laviano, petit village voisin de Chiusi. A sept ans, elle avait perdu sa mère, et son père s’était empressé de se remarier avec une femme qui s’était montrée dure et méchante pour elle. Aussi avait-elle accueilli volontiers les hommages d’un jeune seigneur de la région, fils du comte Guillaume di Pecora. Un jour même, ce jeune homme l’avait emmenée dans un de ses châteaux, où bientôt un fils lui était né ; et pendant neuf ans, depuis lors, elle avait vécu là en vraie grande dame, avec l’assurance de devenir la femme légitime de son amant lorsque la mort des parens de celui-ci lui rendrait possible la consécration d’une telle mésalliance. Mais le malheur avait voulu que la mort atteignît d’abord son amant lui-même, tué un matin dans la forêt par des brigands, ou peut-être par les agens d’un autre seigneur du voisinage. Sur quoi tous les membres de la famille du jeune homme étaient accourus prendre possession du château habité par Marguerite ; si bien que la pauvre femme, affolée, s’était enfuie précipitamment dès la même nuit, laissant son fils à la garde d’anciens serviteurs, et déjà une première fois s’était livrée à une course éperdue par les monts et les plaines, dans sa hâte de revenir