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comme obsédé, et de plus en plus, par le problème religieux, et sur ce point non plus, il n’est pas parvenu à se satisfaire : il passe d’un extrême à l’autre avec une sorte d’impatience fébrile où se manifeste surtout une douloureuse incertitude. Les critiques dont son livre a été l’objet ont dû lui faire retourner la question sous toutes ses faces[1] ; et s’il avait été tenté de trop pencher du côté des Encyclopédistes, le souvenir de ses conversations avec Fontanes aurait suffi à le détacher de cette « philosophaillerie » que le rédacteur du Mémorial détestait si fort. Mais Fontanes était parti. Chateaubriand était plus « isolé, » plus « triste, » plus « malheureux » que jamais. Plus que jamais aussi il éprouvait ce vague et impérieux besoin de tendresse que l’amitié de Fontanes avait rempli quelque temps. « Si vous avez quelque humanité, lui disait-il, à la date du 15 août 1798, écrivez-moi souvent, très souvent. » Quelques jours après, il apprenait la mort de sa mère.

Le coup fut rude, et l’émotion profonde. Chateaubriand avait pour sa mère une réelle tendresse : n’était-elle pas, avec Lucile, l’être qui l’avait le plus et le mieux aimé[2] ? Pauvre

  1. J’ai indiqué plus haut les principaux articles dont l’Essai a été l’objet. Chateaubriand a répondu à ses critiques par une lettre que Peltier a publiée dans son Paris du 10 juillet 1797, et que j’ai réimprimée dans mon Chateaubriand, Hachette, 1904, p. 257 : « Je ne suis point théologien, y disait-il, et je suis prêt à reconnaître tout ce qu’on voudra. Si j’ai avancé des erreurs, je les désavoue. Je respecte aussi bien que le Rev. Mr Symons la Religion et ses ministres, je pense comme lui qu’un peuple d’athées serait un peuple de scélérats… Que dois-je penser d’après toutes ces contradictions ?… Qu’il faut se contenter d’être simples de cœur, amis des malheureux, adorateurs de Celui qui voit et juge les hommes, et laisser les disputes d’opinion à ceux qui s’occupent de songes… »
  2. Sans doute, elle avait été une éducatrice un peu distraite ; sans doute, elle avait eu pour son fils aîné une préférence marquée. Mais Chateaubriand n’était pas homme, au moment de la mort, à se souvenir des torts qu’on avait pu avoir envers lui. Il nous dit qu’il a pleuré son père. Je crois qu’il avait la sensibilité plus altruiste qu’on ne l’a prétendu quelquefois. Dans une lettre un peu postérieure à la nouvelle de la mort de sa mère, et écrite sous le coup de l’émotion que lui causa la mort de Mme de Farcy, on lit ces paroles, dont l’accent ne saurait tromper : «… Dieu qui voyait que mon cœur ne marchait point dans les voies iniques de l’ambition, ni dans les abominations de l’or, a bien su trouver l’endroit où il fallait le frapper, puisque c’était lui qui en avait pétri l’argile et qu’il connaissait le fort et le faible de son ouvrage. Il savait que j’aimais mes parens et que là était ma vanité : il m’en a privé afin que j’élevasse les yeux vers lui… » (Lettre du 25 octobre 1799). — Pourquoi Sainte-Beuve qui le premier a publié cette lettre de Chateaubriand (Lundis, t. X, et Chateaubriand, t. 1, p. 177-182), après avoir déclaré « qu’elle prouve sa sincérité, » et comme pour rattraper cet aveu, s’empresse-t-il aussitôt d’ajouter : « sa sincérité, je ne dis pas de fidèle (cet ordre supérieur et intime nous échappe), mais sa sincérité d’artiste et d’écrivain ? » En vérité, si cette lettre, comme l’a dit encore Sainte-Beuve, « est évidemment celle d’un homme qui croit à sa manière, qui prie, qui pleure, — d’un homme qui s’est mis à genoux avant et après, pour parler le langage de Pascal, » je me demande, je ne dis pas ce qu’un critique comme Sainte-Beuve, je ne dis même pas ce qu’un « fidèle, » mais ce qu’un prêtre même, et un prêtre janséniste, pourrait bien exiger de plus.