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Marmontel, d’Alembert, Diderot surtout, dont la fougue, les allures de prophète le séduisirent profondément. Il « connut toutes les passions, » et toutes les audaces de la pensée. Sa mère qu’il aimait fort, et dont il a parlé en termes touchans, avait bien souffert de ces écarts. « Elle a eu bien des chagrins, disait-il plus tard, et moi-même, je lui en ai donné de grands par ma vie éloignée et philosophique. Que ne puis-je les réparer tous ! » Il n’avait pas, à ce qu’il semble, attendu la Révolution pour commencer l’évolution qui devait, selon son mot, « le ramener aux préjugés. » Dans deux mystérieux opuscules, qu’on nous a révélés récemment, et dont il parait bien l’auteur, on peut le voir « par un long détour » reprendre « le chemin de la vérité. » Mais la Révolution dut précipiter le retour. « La Révolution, a-t-il écrit, a chassé mon esprit du monde réel en me le rendant trop horrible. » Et parmi bien d’autres pensées qui sont tout autant d’hommages pieux rendus au « génie du christianisme, » je note celle-ci qui les résume presque toutes : « La religion est la poésie du cœur ; elle a des enchantemens utiles à nos mœurs ; elle nous donne et le bonheur et la vertu[1]. »


Fontanes[2] est inséparable de Joubert, « le seul homme, disait-il, que j’estime, chérisse et honore sans restriction. » Ils s’étaient connus à Paris. D’origine protestante, mais élevé par une mère catholique, par un prêtre janséniste et par les oratoriens de Niort, la vie facile du monde et des lettres avait entraîné le jeune Fontanes dans son tourbillon. Il s’était épris de Voltaire. Mais de son éducation première il avait gardé un certain tour d’imagination et de sensibilité volontiers religieux, sinon chrétien : la Chartreuse, le Jour des morts[3] nous en sont

  1. Pensées, éd. Raynal, p. 4, 21 (I, LX). — Cf. Toutes les pensées du titre I, en particulier les pensées LIII, LXI LXII, LXV, LXVIII, LXX, CVII, CXII, CXIX, CXXVII. — Voyez sur Joubert la Revue du 15 août 1910.
  2. Voyez, sur Fontanes, l’article de Sainte-Beuve (Portraits littéraires, t. II), et son Chateaubriand ; les Mémoires d’Outre-Tombe ; les Correspondant de Joubert ; Louis Bertrand, la Fin du classicisme et le retour à l’antique, p. 329-340 ; Henri Potez, l’Élégie en France avant le Romantisme, p. 331-349 ; et G. Pailhès, Chateaubriand, sa femme et ses amis, et Du nouveau sur Joubert. Fontanes est encore un de ces sujets qui mériteraient tout un livre.
  3. Dans son Paris du 24 octobre 1795, Peltier publiait le Jour des Morts, et il écrivait à ce propos : « On se rappelle le mot de Voltaire à un jeune poète qui le consultait sur le parti qu’il devait prendre dans son ouvrage sur Dieu : Le parti de Dieu, c’est le plus poétique. Entre les idées religieuses qui peuvent émouvoir l’âme et intéresser l’imagination, la Fête des Morts est particulièrement propre à produire cet effet… Et si l’on joint à cette puissance des idées religieuses le charme des tableaux analogues de la nature, on est sûr d’atteindre le véritable but des beaux-arts, c’est-à-dire de toucher et de plaire. L’auteur du Jour des Morts y a complètement réussi. » (t. III, p. 172). — Ces lignes n’ont pu manquer de tomber sous les yeux de Chateaubriand, et nous pouvons être assurés qu’elles n’ont pas été perdues pour lui.