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joignit celle de l’Évangile et de quelques autres livres, et rapidement, mais graduellement, il se sentit « rendu à la foi. » Un mot de l’Imitation fit le reste[1]. Lui aussi, il pleura et il crut. Remis en liberté, il se fit, et non sans courage, d’abord dans ses leçons du Lycée, puis dans une série de brochures, le défenseur ardent des idées qu’il avait jusqu’alors combattues. « même politiquement parlant, écrivait-il dans l’un de ces opuscules, il est d’une impossibilité absolue qu’un ordre social quelconque subsiste sans une religion, sans un culte public[2]. » On croirait lire une formule de Bonald. Et combien d’autres idées de La Harpe ne lui sont-elles pas communes avec Joseph de Maistre, avec Bonald, avec Chateaubriand[3] ! Chose plus caractéristique encore, il entreprend une Apologie de la Religion qu’il n’a pu achever, mais dont il nous a laissé d’intéressans fragmens. Il pouvait mourir d’ailleurs : il avait lu et salué le Génie du Christianisme.


Il n’est pas le seul qui, quelques années plus tard, en ouvrant ce livre célèbre, y ait comme retrouvé l’écho de sa propre expérience et l’image de son histoire morale. Joubert lui-même, le délicat, l’exquis et religieux Joubert, après une enfance pieuse et plusieurs années passées parmi les Pères de la Doctrine chrétienne, était venu à Paris ; il y avait fréquenté La Harpe,

  1. Mémoire, p. LIII-LV. — Le « cas » de La Harpe présente tant d’analogies avec celui de Chateaubriand, qu’il me parait bon de céder ici la parole à La Harpe lui-même : « Je tombai, écrit-il, la face contre terre, baigné de larmes, étouffé de sanglots, jetant des cris et des paroles entrecoupées. Je sentais mon cœur soulagé et dilaté, mais en même temps comme prêt à se fendre. Assailli d’une foule d’idées et de sentimens, je pleurai assez longtemps, sans qu’il me reste d’ailleurs d’autre souvenir de cette situation, si ce n’est que c’est, sans aucune espèce de comparaison, ce que mon cœur a jamais senti de plus violent et de plus délicieux. » (p. LV-LVI). — Sainte-Beuve dit excellemment : « Cette conversion soudaine de La Harpe, ce qu’elle laissa subsister du vieil homme en lui, ce qu’elle y modifia peut-être par endroits, mériterait toute une étude morale. »
  2. Du Fanatisme, etc., p. 39.
  3. Voyez, entre autres, Du Fanatisme, p. 106. le passage qui commence par : « Vous avez rétabli la liberté du culte… : » on croirait lire une page du Génie. Et dans la Préface de son Apologie, à propos d’une lecture du sermon de la Cène : « C’est alors que je m’écrie : Que la religion est belle ! Elle est belle comme le ciel dont elle est descendue ; elle est grande comme le Dieu dont elle est émanée ; elle est donc comme le cœur de J.-C. qui nous l’a apportée. » (Œuvres choisies, etc., t. IV, p. 78). — A en juger par les fragmens qui nous en restent, l’Apologie de La Harpe aurait eu surtout un caractère philosophique ; mais elle offre, comme on peut voir, plus d’un trait commun avec l’apologétique surtout esthétique de Chateaubriand, auquel il a dû sans doute donner plus d’un conseil ; et Peltier, en annonçant le Génie dans son Paris, déclarait même que le livre avait été écrit en collaboration avec La Harpe, et contenait des notes de ce dernier.