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avons cette fois un document tout contemporain, et infiniment précieux : c’est l’Essai sur les Révolutions. Il faut le presser en tous sens, et tâcher d’en exprimer toute la substance psychologique.

Je sais peu de livres aussi incohérens que l’Essai sur les Révolutions anciennes et modernes, et j’en sais peu, même au XVIIIe siècle, d’aussi mal composés. Il y a de tout dans cet ouvrage inachevé : de la philosophie et de la rhétorique, de la politique et de la géologie, de l’érudition et de la poésie, des fragmens de voyages et des morceaux d’histoire, des confidences et de l’exégèse, de la raison et du sentiment, du ridicule et du sublime, le tout entassé pêle-mêle, sans le moindre souci de l’art et de logique, du bon goût et du bon sens. Personne au reste n’a été plus dur que Chateaubriand lui-même pour son premier ouvrage. « Littérairement parlant, — déclarait-il plus tard, — ce livre est détestable, et parfaitement ridicule. » C’était trop dire : le livre est surtout prodigieusement mêlé. À côté de splendides descriptions, de pages écrites de génie, et qui, déjà, sont d’un grand maître, des rapprochemens forcés et d’une puérilité choquante, Rousseau comparé à Héraclite, Annibal à Marlborough, Marat à Critias, et les Jacobins aux Spartiates. Avec cela, selon le mot de M. Faguet, « une érudition informe, mais extraordinaire, » — une érudition dont, peut-être, il ne faudrait pas vérifier de trop près les titres, car j’ai peur qu’elle ne soit souvent de seconde main, et que les sources n’en soient pas aussi nombreuses qu’on le pourrait croire, — mais qui, pour s’étaler, comme elle le fait, avec le naïf pédantisme de la jeunesse, n’en révèle pas moins une active curiosité d’esprit et une grande capacité de lecture.

À travers tout ce fatras, une idée pourtant se fait jour, et qui paraîtra intéressante, originale même, si l’on songe qu’elle est, au nom de l’histoire[1], la négation de cette religion anti-chrétienne du progrès continu, rectiligne, à laquelle Condorcet, dans un livre qui, selon le mot de Taine, est comme le testament philosophique du siècle tout entier, venait précisément de dresser un dernier autel. Aux yeux de l’auteur de l’Essai, l’homme a beau faire des révolutions, vouloir inventer du nouveau, il n’y parvient pas, il ne fait que se répéter lui-même.

  1. À ce titre, l’Essai est une réponse tout à la fois à l’Esquisse de Condorcet et à l’Essai sur les mœurs.