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primitif » de ses voyages, — où il aurait entassé les matériaux les plus divers : des fragmens d’un journal de route, des Tableaux de la nature, des extraits et analyses de ses lectures, des observations d’histoire naturelle, la suite de son épopée, y compris les deux épisodes d’Atala et de René. Et, soit que « ce premier manuscrit de 2 383 pages in-folio, » ait survécu tout entier, et, avec son auteur, ait été transporté en Angleterre, soit que « quelques feuilles détachées » seules en aient subsisté, soit enfin qu’il ait entièrement « péri dans la Révolution, » et qu’il ait été reconstitué « à Londres sur le souvenir récent de ces ébauches, » — nous pouvons hésiter et choisir entre ces trois hypothèses, — c’est de là que Chateaubriand a successivement tiré pour les publier, plusieurs pages de l’Essai sur les Révolutions et du Génie du Christianisme, Atala et René, le Voyage en Amérique et les Natchez. Même récrits et retouchés, — et ils l’ont sûrement été au moment de la publication[1], — ces divers écrits représentent donc bien, fond, et même forme, les toutes premières œuvres en prose de Chateaubriand. — En combinant toutes ces données, il n’est pas impossible d’en dégager quelques indications sur la biographie morale de René entre 1791 et 1793, de son départ pour l’Amérique à son départ pour Londres.


IV

Il était allé chercher au Nouveau-Monde des impressions et des images nouvelles : il en rapporta une ample moisson. Un commerce prolongé avec l’Océan, le spectacle d’une terre encore vierge achevèrent de libérer le grand poète naturaliste qui était en lui. Jamais encore dans notre France, les grandes scènes de la nature n’avaient aussi profondément ébranlé une sensibilité d’homme, ne lui avaient suggéré tout au moins d’aussi émouvantes phrases pour les exprimer. Comparés aux paysages de Chateaubriand, ceux de Rousseau, ceux de Bernardin lui-même semblent pâles et décolorés[2]. « Qui dira le sentiment qu’on

  1. J’ai eu entre les mains un exemplaire d’épreuves des Natchez, avec des corrections autographes de Chateaubriand.
  2. On n’a, pour s’en rendre compte, qu’à comparer la fameuse Nuit chez les sauvages de l’Amérique, tant de fois remaniée, — voyez à ce sujet notre Châteaubriand, Études littéraires. Hachette, 1901, p. 184-199, — à une autre Nuit de Bernardin de Saint-Pierre, dans Paul et Virginie (Œuvres, édition d’Aimé-Martin, t. VI, p. 113), qui a évidemment servi de modèle à Chateaubriand.