Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 3.djvu/690

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui, à force de science, deviennent sourds et aveugles et oublient le monde dans lequel ils vivent. « On essayait en vain de lui répondre ; les plus beaux parleurs se taisaient devant ce torrent d’images et de traits d’esprit. C’est à peine si Mme de Varnhagen, avec sa promptitude habituelle, réussissait de temps en temps à glisser un mot. La magicienne tenait dans sa main tous les fils de la conversation, se tournant tantôt à droite, tantôt à gauche, tantôt vers un groupe en face d’elle. On n’entendait plus qu’elle ; mais on était si charmé, qu’on ne demandait qu’à en entendre davantage. » Bettina publia, un an après la mort de Rahel, sa Correspondance de Gœthe avec une enfant. Si Rahel avait connu ce livre, il est probable qu’elle l’aurait désapprouvé.

Dans la société de Mme de Varnhagen, comme dans tous les cercles politiques et littéraires de l’Allemagne, on s’occupait alors beaucoup de ce qui se passait en France. On suivait, avec un intérêt toujours croissant, comme on aurait assisté aux péripéties d’un drame, les incidens de la lutte entre le gouvernement de Charles X et l’opposition libérale. Un jour, c’était au mois de mars 1830, Gans, après avoir supputé les forces des deux partis et leurs chances de succès, concluait par ces mots : « L’histoire elle-même a tracé la marche des événemens : il arrivera en France ce qui est arrivé en Angleterre ; la branche pourrie de la dynastie sera rejetée, et l’on conservera la branche saine ; les Orléans monteront sur le trône. » Alors Rahel, sur un ton décidé et presque solennel qu’elle ne prenait que rarement, énonça à son tour ses prévisions : « La branche que vous appelez saine est déjà entamée elle-même. Les Orléans ne dureront pas. Je connais les Français mieux que vous ; c’est mon peuple d’avant-garde. Ils se mettront en république, car ils ont la république dans les veines. Que ce soit pour eux un bien ou un mal, ce n’est pas la question, mais l’avenir est là. Le premier essai qu’ils en ont fait a été trop court pour être décisif ; mais ils recommenceront, jusqu’à ce qu’ils réussissent, et ils peuvent réussir. Plus je considère les Français, plus je me persuade qu’ils sont faits, de préférence à toute autre nation, pour vivre en république. Chacun d’eux veut être son propre maître ; ils ne se soumettent volontiers qu’à des abstractions ; et là où le prestige delà personnalité a disparu, on est bien près de la forme républicaine » Il y eut un instant de silence. Puis