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avant qu’elle se fût convertie au protestantisme, et un habitué de son salon, commençait à appliquer les théories du maître au droit et à l’économie politique, et à répandre par la parole et par la plume les idées libérales venues de la France. Enfin, en littérature, le règne de la fantaisie pure et du rêve désintéressé, tel que l’entendaient les romantiques, touchait à sa fin, et déjà quelques jeunes écrivains, qui devaient bientôt se grouper sous le nom de la Jeune Allemagne, prêchaient un art nouveau, tout imprégné de réalisme, épousant les intérêts du jour et entrant hardiment dans la mêlée des partis.

Au printemps de 1821, Henri Heine fut présenté à Rahel par Louis Robert, avec lequel il se rencontrait dans les tavernes littéraires de Berlin. Il ne fut englobé que bien plus tard dans la Jeune Allemagne ; il n’était encore à ce moment-là qu’un étudiant manqué, fruit sec de l’université de Gœttingue, auteur de quelques poésies éparses dans des revues obscures. Rahel lui fit bon accueil, tout en lui reprochant son pessimisme affecté et son esprit de dénigrement, elle qui était optimiste malgré tout et bienveillante envers tout le monde. Elle entreprit aussitôt sur lui son œuvre éducatrice. « Il faut que Heine devienne sérieux, qu’il devienne quelqu’un (wesentlich), dût-il recevoir pour cela des coups de bâton. » Et elle lui appliqua bravement le fouet de la vérité. Il se montra docile, même reconnaissant. Deux ans après, il écrivait de Lunebourg à Varnhagen : « Il est tout naturel que je passe la plus grande partie de la journée à penser à vous et à votre femme, et que je me représente sans cesse toutes les bontés que vous avez eues pour moi, pauvre homme malade et bourru, que vous avez soutenu et réconforté, corrigé et ratissé de toute manière, et abreuvé de tous les dons de l’esprit. J’ai rencontré si peu de vraie bonté dans ma vie, et j’ai déjà été si cruellement mystifié ! Ce n’est que de vous et du noble cœur de votre femme que j’ai reçu des traitemens tout à fait humains. » Il crut pouvoir, en 1827, faire une dédicace publique des poésies du Retour à Rahel, sans lui en demander l’autorisation préalable. Elle s’en fâcha. « Le tour était joué, écrivait-elle plus tard à Gentz ; ce qui me fit prendre mon mal en patience, c’est que je savais déjà que les productions de l’esprit sont éphémères et disparaissent devant d’autres productions pareilles, sans que le public y fasse attention. Elle se trompait dans son jugement. Les poésies du Retour ont survécu,