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Brinckmann. L’Italie, l’Espagne, la Pologne, la Turquie, la France surtout, fournissaient leur contingent. On causait même par signes, dit Brinckmann, avec ceux qui n’entendaient pas suffisamment l’allemand ou le français. Le prince de Ligne, Français par l’esprit, quoiqu’il eût passé de longues années au service de l’Autriche, brillant causeur et faiseur de petits vers, vrai citoyen du monde, aussi apprécié à la cour de Pétersbourg qu’à celles de Versailles et de Berlin, écrivait à Rahel : « Oh ! chère mademoiselle Robert, ange par le cœur et Robert le Diable par l’esprit, gardez-moi une place dans l’un et dans l’autre. » Le comte de Tilly était un autre représentant de ce que l’esprit français avait de plus frivole. C’était un beau cavalier, qui, après avoir séjourné en Angleterre et en Amérique, était venu à Berlin dans les premières années du siècle. Il avait commencé par séduire une femme du monde, qui, se voyant abandonnée, s’était jetée dans la Sprée. Parler et s’entendre parler était pour lui un besoin irrésistible. « Il ne m’incommode nullement, disait Rahel ; je lui sers d’auditoire, et il joue devant moi la comédie humaine. » Benjamin Constant, que son mariage avec Charlotte de Hardenberg rapprochait du monde berlinois, fit, lui aussi, quelques apparitions dans le salon de la Jægerstrasse. Rahel goûtait peu son « enjouement ironique, » qui cachait mal la sécheresse du cœur. « Je n’en sais rien, absolument rien, disait-il du plus important problème de philosophie, avec la même sérénité que s’il s’était agi de discuter une petite nouvelle du jour en joyeuse compagnie. — C’est dommage, ajoute Rahel, puisque son scepticisme coulait d’une source si profonde, qu’il n’ait pas creusé un peu plus profondément encore. »

Un trait caractéristique du salon de Rahel, c’est le peu de place qu’y tiennent les femmes. Elle ne les attirait pas ; elle craignait que leur présence ne donnât un ton trop frivole à la conversation. Elle méprisait la galanterie banale ; elle détestait ce qu’on appelle faire la cour. Dans la description que le comte de Salm a donnée d’une soirée chez Rahel, il n’est question, à part l’actrice Unzelmann, que d’une seule femme du monde, la comtesse d’Einsiedel ; elle est assise sur un sofa, qu’elle orne de sa beauté, et elle écoute sans mot dire les propos, sans doute galans, qu’un abbé débite devant elle. Rahel a prononcé à différentes reprises des jugemens durs sur les personnes de son