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nécessaires pour se donner les rouages modernes. Quand l’un d’entre eux apparaît chez elle, ses héritiers éventuels essaient de s’en emparer et d’en faire l’instrument de leur inquiétante politique. On l’a vu dans l’exposé des intrigues tenaces menées pour mettre la main sur le chemin de fer. Il en a été de même pour la Banque : Ménélik, mal averti, a laissé le soin de la créer à une société qui doit être toujours liée à la Banque d’Egypte, instrument financier de la politique anglo-égyptienne, et le Négous n’a pu ensuite que reprocher amèrement cette tromperie à l’un de ses plus anciens conseillers européens.

Pour se donner l’organisation voulue, il faudrait que les Ethiopiens en confiassent, comme l’a fait le Siam, l’élaboration et le maniement à des Européens choisis par eux et sûrs. Mais ce peuple extrêmement vaniteux, ne sachant rien des choses du dehors, et dont le caractère inquiet et superficiel « est tout en précipices, » pour citer le mot d’un vieux résident français, est-il capable seulement de concevoir cette désagréable mais absolue nécessité ? Ne risque-t-il pas de ne rien faire, puis de vouloir tout d’un coup, dans une crise qui rappellerait un peu celle des Boxeurs, détruire par la violence les effets de l’infiltration européenne qui se produira malgré tout, ou bien de laisser, presque sans le voir, se constituer chez lui, avec certaines complicités, des organismes étrangers qui seraient comme les coins destinés à faire éclater un jour les murs de l’édifice construit par le Grand Négous ? La première alternative précipiterait le dénouement de la question éthiopienne, l’autre permettrait de préparer une solution qui serait la fin de l’indépendance nationale. Sans doute les Ethiopiens sont patriotes, ils s’unissent pour courir à la défense de leur pays lorsqu’il est menacé. Mais cette vertu, toute de tempérament et d’instinct, suffit de moins en moins en présence des nécessités d’une époque à laquelle le sort d’une guerre se décide à l’avance par le travail des années de paix qui la précèdent.

Les divisions habituelles aux Ethiopiens, leur légèreté et leur ignorance se prêtent mal à une telle préparation. Jamais, en outre, ceux qui voudraient faire de l’Ethiopie un autre « malade d’Orient » n’ont eu des moyens de séduction plus puissans et plus complexes pour entretenir les discordes d’un peuple qui, uni et armé dans sa forteresse de montagnes, serait à peu près indomptable. Si ses voisins veulent devenir les héritiers