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C’est avant tout une âme mobile et chantante de poète que celle de cet adolescent rêveur qui, sans préparation morale suffisante, va maintenant entrer dans la vie. Il a développé, il a exalté en tous sens toutes les énergies latentes d’une imagination démesurée, d’une sensibilité inquiète, maladive, frémissante-Au sein d’une nature « solitaire, triste, orageuse, enveloppée de brouillards, retentissante du bruit des vents, et dont les côtes, hérissées de rochers, sont battues d’un océan sauvage, » il a vécu d’une vie toute sentimentale, il s’est rempli l’âme et les yeux de grandioses, mélancoliques ou voluptueuses visions. Il a enfin pris conscience de son génie ; il a « bégayé, » il a écrit des vers ; il a dû se dire qu’il était né pour en écrire toujours et que déjà, au cours de son enfance refoulée et pensive, il avait ramassé la matière de plus d’un poème.

Des impressions de nature et des souvenirs d’enfance ne suffisent pas à faire un poète : il y faut encore l’émulation littéraire, l’action, parfois souveraine, de certains livres. Il est assez malaisé de reconstituer les principales lectures de la jeunesse de Chateaubriand. À ne tenir compte que de celles qu’il avoue, elles ne laissent pas d’être assez significatives. La Bible, Lucrèce et Virgile, Tibulle et Horace, Fénelon et Massillon, Dorat enfin[1], est-ce que, rien qu’à mentionner et à rapprocher

  1. Il a aussi vu jouer le Père de famille de Diderot, et ne paraît pas en avoir été ravi. D’autres lectures sont à moitié avouées : « Je savais par cœur, — vers 1788, — dit-il, les élégies du chevalier de Parny. » Le Manuscrit de 1826 (p. 132) nous apprend que les sœurs de Chateaubriand à Combourg lisaient Clarisse : encore une lecture, évidemment, à mettre à son propre compte. Sans doute aussi les lectures habituelles de sa mère, Fénelon, Racine, Mme de Sévigné, Cyrus « qu’elle savait tout entier par cœur, » et celles de son père, la Gazette de Leyde, le Journal de Francfort, le Mercure de France, l’Histoire philosophique des Deux Indes, devinrent assez promptement les siennes. Enfin, et surtout, enregistrons cette précieuse déclaration : « Je reconnais que dans ma première jeunesse, Ossian, Werther, les Rêveries du promeneur solitaire, les Études de la nature ont pu s’apparenter à mes idées ; mais je n’ai rien caché, rien dissimulé du plaisir que me causaient des ouvrages où je me délectais. » (Mémoires, éd. Biré, t. I, p. 91, 281, 20, 192 ; t. II, p. 208.) — Assurément, tous ces aveux ou demi-aveux ne satisfont pas entièrement notre curiosité. Nous voudrions savoir quelle impression exacte ces diverses lectures ont faite sur la jeune imagination de Chateaubriand : par exemple, le célèbre roman de Goethe dont la première traduction française est de 1776, n’aurait-il pas été pour quelque chose dans sa tentative de suicide ? D’autre part, avons-nous bien là toutes ses lectures essentielles à cette data ? Parmi les écrivains étrangers, avait-il lu déjà, dans le texte ou dans une traduction, — il lisait l’anglais, — Young et Shakspeare ? Parmi les classiques, ses professeurs de collège, ce qui est peu vraisemblable, lui auraient-ils laissé ignorer Pascal et Bossuet ? Enfin, parmi les contemporains, connaissait-il déjà Prévost, Buffon, et Voltaire surtout ? Ce sont là tout autant de questions auxquelles il est bien difficile de répondre, mais qu’il n’est peut-être pas mauvais de poser. L’essentiel, en tout cas, est que nous sachions, de la bouche même de Chateaubriand, qu’il a déjà pris contact avec « le grand Rousseau, » comme il l’appellera dans son Essai sur les Révolutions. Et si, comme on peut le croire sans témérité, les années de Combourg ont été pour René fécondes en lectures de toute sorte, j’imagine qu’il n’a pas dû s’en tenir aux Rêveries : l’Émile, l’Héloïse, les Confessions peut-être surtout (la première partie a paru en 1782) ont sans doute été dévorées par lui à cette époque, et sa propre ardeur a dû s’exalter au contact de ce verbe enflammé.