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ont mis ses jours sérieusement en danger. Jusqu’à quel point d’ailleurs a-t-il laissé passer quelque chose de son expérience intime dans la mystérieuse et malsaine histoire de René ? La question est délicate ; on n’ose y répondre, et la faute presque impardonnable de Chateaubriand est qu’il invite à la poser. Mais il paraît bien que ce fut cette sœur si tendre, la douloureuse et tragique Lucile, qui lui révéla son génie, sa vocation de poète et d’écrivain. « Tu devrais peindre tout cela, » lui dit-elle un jour, en l’entendant parler avec ravissement de la solitude. « Ce mot, ajoute-t-il, fut une révélation. Je me sentis naître à une existence nouvelle, il me sembla qu’un vide immense se comblait dans mon sein… Je me mis à bégayer des vers… Jour et nuit je chantais mes bois et mes vallons. Je composai alors la petite pièce sur la forêt : Forêt silencieuse, que l’on trouve dans mes ouvrages. » Et Job et Lucrèce, et Dorat aussi, deviennent ses livres de chevet. Le grand poète que nous connaissons est né sur les bruyères de Combourg.

Cependant, il fallait prendre un parti. Sa mère un jour vint lui proposer d’entrer au séminaire. « Pendant que ma mère m’avait parlé, nous avoue-t-il, j’étais descendu dans mon cœur, je ne me dissimulais pas que ma religion était affaiblie… Je renonçai donc à l’état ecclésiastique. » Il déclare qu’il va partir au Canada ou aux Indes, se fait envoyer à Saint-Malo où il rêvasse tristement pendant six mois sur sa grève natale, en face de cette mer qui lui a donné ses premières impressions poétiques, songeant peut-être à ce lointain Paris, la patrie née des gens de lettres, à ce Paris dont leur parlait son père quand, le soir, à Combourg, il daignait interrompre sa morne promenade, et leur raconter sa vie. « Il avait vu Paris, il en parlait comme d’un pays d’abomination et comme d’un pays étranger… » Soudain on le rappelle à Combourg : son père lui remet cent louis, un brevet de lieutenant au régiment de Navarre infanterie, sa vieille épée, et lui donne l’ordre, en l’embrassant, de partir sur-le-champ pour Rennes, et de là pour Cambrai, où son régiment est en garnison. « Alors, comme Adam après son péché, je m’avançai sur la terre inconnue, et le monde désert s’ouvrit devant moi. » Il n’avait pas dix-huit ans.

Essayons de nous le représenter tel qu’il était alors, le petit Breton sauvage et timide qui, un beau jour de l’année 1786, débarquait à Paris en compagnie de la pimpante Mme Rose. —