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« désespoir » et presque de folie, pris d’ « un profond désir de la tombe, » il « oublia sa religion » et tenta de mettre fin à ses jours. Nous n’avons pas ici à « lui disputer ses souffrances. » Mais qu’il est joli et qu’il est juste, le mot que lui disait une Irlandaise à Londres, en 1797 : « Vous portez votre cœur en écharpe ! » Il était déjà blessé, ce cœur, quand Chateaubriand est venu au monde.

Cette tristesse native, que parfois venaient traverser de brusques sursauts de folle gaîté, était accompagnée d’une autre disposition, assez morbide elle aussi, celle-là même que Sainte-Beuve, qui l’a trop bien connue, a complaisamment décrite dans son curieux roman de Volupté. De quelque nom qu’on l’appelle, « volupté, » « désir, » « vague des passions, » il est partout dans Chateaubriand, ce besoin d’exaltation sentimentale qui se porte d’emblée sur tout objet, comme pour épuiser d’un élan toutes les jouissances qu’il semble promettre. Ce n’est pas seulement au « désir prolongé et toujours renouvelé d’une Eve terrestre » qu’il faut ramener, comme l’a fait malicieusement Sainte-Beuve, « cette flamme profane et trop chère » que, de tout temps, nous voyons briller en lui ; l’amitié et l’amour, la gloire littéraire et la célébrité politique, l’art et la nature, la poésie et la religion, Chateaubriand a tout, — sauf l’argent, — également poursuivi de « l’ardeur de son désir. » Et ce désir était en lui si violent et si passionné, il en imaginait la satisfaction dans un rêve si lumineux de félicité suprême, que la réalité ne pouvait manquer de lui infliger les déceptions les plus amères, et que, retombant sur lui-même, il en concevait un redoublement de peine, de remords aussi et d’âpre dégoût. Si, seule peut-être de tous les biens qu’il a convoités, la religion ne lui a pas ménagé de mécomptes, et a résisté, somme toute, aux retours offensifs de ses humeurs noires et de son scepticisme, c’est que, par son objet même, elle se trouvait placée en dehors et au-dessus de ses prises, c’est qu’il n’a pu en éprouver, en réaliser, en épuiser dès ici-bas toutes les infinies promesses. Ainsi, tous les efforts qu’il faisait pour se fuir lui-même, pour échapper à ses sombres rêveries, l’y replongeaient plus profondément encore, et, à son tour, l’amertume de sa tristesse aiguillonnait et exaspérait l’âcreté de son désir. Qui fera dans tout cela la part des fatalités organiques ? Qui marquera le point précis où finit le domaine de la servitude, peut-être de la maladie physique, et où