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lisent dans tous ses portraits, mais sont soulignés surtout dans ses mines de plomb. C’est là que son œil est le plus pénétrant, sa main le plus fidèle. Là, chaque trait porte et, comme un bon archer, il fait plus de besogne avec quelques coups bien ajustés que d’autres avec une multitude qui obscurcissent le papier. Nul n’a porté le trait synthétique à ce degré de perfection.

Or le trait synthétique, la ligne, n’est point, comme toute l’école impressionniste le prétend, une convention de l’esprit, mais bien une fonction naturelle de la vue. Soit que nous ayons besoin, pour l’utilité de la vie, de délimiter la place de chaque objet dans l’espace, soit qu’un goût de clarté nous pousse à définir le monde coloré comme un assemblage d’arabesques, l’idée de la ligne n’est pas plus conventionnelle que celle de la tache ou du point. Et il faut qu’elle tienne à la physiologie humaine de façon bien profonde, pour que l’humanité ait eu l’idée de relier par des lignes fictives les choses les moins linéaires du monde et qui ressemblent le plus à des points : les étoiles. Puis donc que l’imagination se figure sans peine des lignes reliant les points lumineux de la Grande Ourse ou du Capricorne, il ne faut point trouver bien extraordinaire qu’un maître ait cru pouvoir délimiter par une ligne la place que tenait un jour dans l’espace le tuyau de poêle de M. Leblanc ou le bonnet de Mme Gatteaux.

De plus, le trait synthétique a une double saveur : la saveur de la révélation et celle de l’énigme. Il montre mieux certaines choses, certains caractères essentiels de l’objet, certains mouvemens que, sans le peintre, on n’eût pas aperçus, — et il laisse à deviner le reste, la masse des détails inutiles, qu’on peut se figurer aisément. C’est une aiguille tirée d’un tas de paille. On est reconnaissant à l’artiste de sa trouvaille : on se sait gré à soi-même de sa perspicacité. Suivez, un à un, les dessins à la mine de plomb exposés à la galerie Georges Petit ou reproduits dans le livre de M. Lapauze : quelle vie, quelle sobriété, quelle justesse ! Personne, avec si peu de mots, a-t-il dit tant de choses ? A ce degré de simplification et de clarté, le dessin devient une écriture, se lit comme une écriture, s’imite comme une écriture aussi. En tenant compte des difficultés qui subsistent dans une telle tâche, rien de plus facile à copier qu’un dessin de M. Ingres, car il est facile d’apprendre à écrire. Mais rien de plus difficile que de tirer directement de la nature un dessin qui vaille un dessin de M. Ingres, c’est-à-dire les quelques lignes