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s’est-il fait peintre ? Les premières pages du livre de M. Lapauze consacrées à la famille de M. Ingres, à son père, à ce qu’on pourrait appeler « sa préhistoire, » nous l’apprennent. M. Ingres était fils de peintre et de peintre apprécié, de membre de l’Académie de Toulouse : c’était un dynaste. Mais il est probable qu’il était infiniment mieux doué pour la musique. D’après ceux qui l’ont connu, son goût en harmonies musicales était étendu. Il percevait, sans doute, beaucoup plus d’intervalles entre deux sons qu’entre deux couleurs. Ce peintre qui voyait si mal les bleus, les jaunes et les verts, avait beaucoup d’oreille. On s’est peut-être trop moqué de sa passion pour la musique. Le vrai « violon d’Ingres, » c’est la peinture.


II

Le dessin est sa vocation. Et par le mot « dessin, » j’entends l’intelligence du geste, l’équilibre des masses, la mise en place, l’éclairage, le drapé, le modelé. Dans tout ce qu’il dessine expressément d’après nature, tout cela est non pas seulement excellent, mais nouveau, révélateur, magistral.

Regardez ses portraits. Tout est simple, rien n’est banal. Rien n’est imprévu et rien cependant n’est ce qu’on a vu, déjà, dans un autre portrait. Chaque fois, M. Ingres renouvelle, sans effort apparent, la pose par d’imperceptibles modulations de l’attitude toujours aisée, toujours unie, toujours plaisante. Ce sont des mouvemens qui font honneur au corps humain. Et le corps les fait de lui-même, sans y être le moins du monde contraint ou forcé. Nul embellissement, nul mensonge. Çà et là, peut-être un bras, pour donner une ligne plus enveloppante, est obligé à un mouvement qu’il n’aurait pas pris tout seul. Un coude est légèrement déplacé, mais c’est à peine sensible et extrêmement rare. D’ordinaire, M. Ingres est le témoin le plus incisif et le plus impitoyable de son temps. Quand ses modèles ont la figure de travers, il l’avoue ; quand ils sont atteints de strabisme, il le dit crûment. Quand ils ont l’air niais, les cheveux ébouriffés ou en épis rebelles, la taille déjetée par une croissance précoce, déhanchés, ou le ventre omnipotent, il le proclame ingénument, sans honte, et, s’ils ne savent que faire de leurs bras, il ne leur apprend pas à s’en servir. Ainsi, par son ingénuité féroce, il atteint à cette manière de caricature