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« beau formel » en un rite parfois bizarre, mais fervent et tout spontané. Je ne dis pas que d’autres ne l’aient pas mieux exprimé : il l’a ressenti autant que personne. « Regardez cela, s’écriait-il en montrant à ses élèves le modèle vivant, regardez cela ! c’est comme les anciens et les anciens sont comme cela. C’est un bronze antique. Les anciens, eux, n’ont pas corrigé leurs modèles ; j’entends par là qu’ils ne les ont pas dénaturés… Aimez le vrai parce qu’il est aussi le beau si vous savez le discerner et le sentir. Faisons-nous des yeux qui voient bien, qui voient avec sagacité. Si vous voulez voir cette jambe laide, je sais bien qu’il y aura matière, mais je vous dirai : prenez mes yeux et vous la trouverez belle !… » Et il ne pouvait se tenir d’exprimer son enthousiasme devant le modèle. « Si vous saviez tous les cris d’admiration qu’il pousse quand je travaille chez lui, disait une jeune fille qui posait pour M. Ingres, j’en deviens toute honteuse. Et quand je m’en vais, il me reconduit jusqu’à la porte et me dit : « Adieu, ma belle enfant, » et me baise la main… » De même, en face des Stanze. « Je cours aux Raphaël comme le chat court à sa proie, » disait-il.

Une pareille sensualité du goût pour les belles lignes harmonieuses, pour la « santé de la forme, » ne va pas sans une égale souffrance devant la laideur. Amaury Duval raconte qu’à Rome un mendiant avait élu domicile sur la route de Tivoli, et implorait la charité en étalant d’horribles plaies aux yeux des pas-sans. Lorsque M. Ingres dirigeait sa promenade de ce côté et qu’il approchait du malheureux, Mme Ingres s’empressait de jeter son châle sur la tête de son mari et le conduisait par la main jusqu’à ce qu’ils eussent dépassé, de beaucoup, le pauvre estropié.

Et il ajoute cette anecdote encore plus significative : « Je le vis ressentir un soir à l’Opéra une impression de ce genre. On donnait Guillaume Tell. Le rideau se leva, et quoique M. Ingres préférât de beaucoup la musique ancienne (ce qui avait fait dire à David : « Ingres est fou : d’abord, il aime Gluck »), cependant il se laissait aller à une émotion de plaisir… Mais quand Duprez commença à chanter, je vis M. Ingres se démener dans sa stalle, passer la main sur sa figure, détourner la tête. Je crus que la voix de Duprez lui déplaisait, ou l’air même ; aussi je lui demandai, assez timidement, s’il n’aimait pas le talent de Duprez : « Au contraire, me répondit-il, une émission de voix admirable ! un style superbe ! mais… regardez… voyez cet