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férocités de toute espèce n'eurent à s'exciter que contre une île morte.

Égine véritable avait duré seulement un siècle et demi, mais à l'époque privilégiée du génie grec, lors de son plus bel achèvement ; et elle disparut quand la décadence commença. Les premiers débuts des arts et de la pensée qu'ils manifestent sont rudes et dépourvus d'un vif attrait ; et ils éveillent notre curiosité : leur maladresse écarte notre sympathie. Ensuite, l'adresse va jusqu'aux plus évidentes roueries ; et alors, nous nous désintéressons de prouesses faciles et insignifiantes. Mais, entre le sauvage archaïsme, qui prélude opiniâtrement, et le vain triomphe de la seule habileté, il y a une courte période qu'on a coutume de dire encore archaïsante et qui est exactement celle de la perfection. Elle ne dure pas longtemps : pour la Grèce, elle va du vie siècle au milieu du ve siècle. Et, par un singulier bonheur, c'est alors qu'a flori Égine, île deux fois, île que baignent dans l'espace les flots méditerranéens et île aussi qu'entourent dans le temps le mystère des origines et de la dégénérescence, Égine précieuse ainsi entre toutes les îles.

Nous arrivâmes à une petite baie. Il y avait, sur la berge, une troupe de gens qui étaient venus à notre rencontre ; de jeunes gaillards se proposaient de nous guider vers le temple ; et de petites filles nous amenaient, pour le trajet, de braves ânons. Il y avait aussi des pêcheurs qui assommaient des pieuvres. Ce n'est pas un travail commode : ils les prenaient et, maintes fois, ils les projetaient sur le roc, aussi fort qu'ils le pouvaient, avec une sorte de gémissement rythmé. La bête gélatineuse et nacrée s'aplatissait, se contractait ; vite, elle était reprise et, de nouveau, projetée. Cette besogne avait un air de sauvagerie avec lequel contrastait gentiment la mine avenante et souriante des garçons et des filles qui étaient là et qui, sans autre insistance, avec une nonchalance courtoise et amusée, nous offraient leurs services.

La montagne se dressait devant nous et ne laissait devant elle qu'une plage étroite. Aucun village ne se montrait ; une cabane seulement et puis une chapelle toute petite. Le temple était invisible ; et l'on n'apercevait pas de route. Cette douzaine d'Éginètes qui nous accueillirent, on eût dit de naufragés qui n'ont pas trouvé d'asile et qui, au bord de l'île impénétrable, attendent ; mais leur gaieté nous rassurait à leur propos.