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affinés sans s’amollir. Ils sont devenus des hommes d’ordre, de propriété et de raison, tout en gardant le goût des expéditions lointaines et des risques fabuleux. Ils ont conservé ce que l’historien danois Steenstrup appelle « l’aptitude à remplir la terre. » Dans l’histoire de la France, ils vont jouer un rôle d’avant-garde : en Italie, en Angleterre, aux croisades, ils travailleront, avec un succès qui a frappé les vaincus eux-mêmes, à l’expansion de la langue, de la civilisation et du nom de leur patrie adoptive. Leurs héros nationaux, les Guiscard, les Guillaume le Bâtard, les Bohémond, ne sont pas seulement de hardis coureurs d’aventures et de terribles rompeurs de lances, ce sont des hommes d’organisation. « Dans toutes les contrées où ils s’établissent, on ne tarde pas à constater une prompte reconstitution sociale, une organisation particulière jointe à un remarquable esprit d’initiative, amenant comme conséquences la richesse et la prospérité[1]. » C’est le même sentiment qu’exprime Luchaire dans l’Histoire de France de M. Lavisse à propos du royaume des Deux-Siciles, « une des créations les plus surprenantes du moyen âge, le chef d’œuvre du génie normand. »

Ce rôle, les Normands en ont parfaitement conscience. Ils sentent ce qu’ils ont gagné à la civilisation gallo-romaine ; ils n’ont pas la modestie d’ignorer ce qu’ils lui apportent. Un siècle après la conquête, le vieux Dudon de Saint-Quentin, qui n’était pas normand de naissance, mais qui l’était devenu de cœur, présage déjà le rôle que doit jouer dans le monde, au profit de la France rajeunie, la race remuante et avisée qu’elle vient de s’annexer. Le souffle d’un sentiment sincère le soulève pour un jour au-dessus de l’emphase ordinaire de son style et lui inspire les meilleurs vers qu’il ait jamais écrits, les seuls peut-être d’où quelque poésie ne soit pas absente, et qui même ne manquent pas d’une certaine grandeur. Il s’adresse à la France vaincue et mélancoliquement affaissée sur ses armes : « Voici que d’autres enfans te viennent du pays danois, fendant de leurs rames puissantes les ondes mutinées. En bien des batailles et pendant de longs jours ils t’accableront de leurs traits redoutables et des milliers de Français tomberont sous la fureur de leurs coups. Mais la paix une fois conclue, le repos enfin assuré, cette race martiale domptera par le glaive les nations rebelles

  1. Mabille, les Invasions des Normands.