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sévères et troublantes ? Ces scrupules, et c’est à son honneur. Fogazzaro les a eus, et ces questions, il se les est adressées. Notre regretté Edouard Rod a fait là-dessus, ici même, en 1893, tout un article singulièrement intéressant et même d’un intérêt autobiographique ; car il est très évident qu’Edouard Rod avait lui aussi les mêmes inquiétudes de conscience. Manzoni ayant supprimé de son manuscrit des Fiancés un certain nombre de scènes d’amour et d’autre part ayant laissé un manuscrit, longtemps inédit, où il déclarait qu’il y avait assez d’amour dans le monde pour qu’on fût dispensé de le peindre pour l’exciter et que l’attention du poète devait aller ailleurs et son travail s’appliquera autre chose, Fogazzaro, c’était en 1887, se sentit atteint à la fois comme romancier et comme disciple très évident de Manzoni et sous ce titre : Une opinion de Manzoni, il publia un véritable examen de conscience. Il s’y demande si l’homme religieux ou même le simple moraliste a le droit de peindre les passions de l’amour et par conséquent de les répandre. Il n’ôte aucune force à la terrible récrimination de Manzoni ; il l’expose dans toute son ampleur ; et puis, peu à peu, avec une rigueur de logique que généralement on trouve surtout dans les sophismes, il fait observer que l’amour très élevé, très pur, s’associant à l’idée de l’éternité, que « l’amour qui grandit quand l’espèce n’y a plus d’intérêt, quand l’un des deux amans a été emporté par la mort » est si peu dépravant qu’au contraire il irait plutôt directement contre ces passions que l’on accuse les poètes d’entretenir au cœur des hommes. Cela vaut ce que l’on voudra que cela vaille comme argumentation. Mais, comme signe, c’est très frappant. Cela a été écrit après Miranda, après Malombra, après Daniel Cortis, après le Mystère du poète. Comme apologie, cela vise tous ces romans et s’applique à eux ; mais, comme signe d’état de conscience, cela indique, surtout si l’on tient compte de l’accent, du ton, profondément sérieux, profondément grave et ému, que Fogazzaro aura toujours et de plus en plus ces scrupules et ces angoisses et ce combat intérieur, et même qu’il les a toujours eus, depuis la première heure ou presque depuis la première heure et, sinon peut-être avant Miranda, du moins depuis Malombra où déjà, à la romantique Marina était opposée la sévère et charmante catholique Edith, convertissant son père, balançant Marina dans le cœur du jeune rêveur voluptueux, etc.