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Steinmetz. Mettez un peu de cohérence dans vos idées, je vous en prie ! Mais si l’armée était dans l’état que vous dites, l’Empereur eût été coupable de l’exposer aux hasards d’une telle rencontre. Si elle avait la possibilité de remporter la victoire comme vous le dites, c’est qu’elle n’était pas dans l’état où vous la dépeignez. Et c’est là la vérité.

La théorie, inaugurée en 1870, qu’il ne fallait pas faire un pas avant d’être muni comme à une parade du camp de Châlons, inspirée en grande partie par le général Trochu représenté à l’état-major général par Lebrun, constitue une véritable éclipse de la raison militaire. Le « débrouillez-vous » avait sans doute été poussé trop loin ; mais il ne faut pas le dédaigner. C’est cette ardeur qui nous a faits grands et qui nous rendra de nouveau grands. Quand une armée a des fusils, des canons, des cartouches, des obus, qu’elle est chez elle ou dans un pays riche et peuplé, non dans des steppes ou dans un désert, manquât-elle d’une portion de ses approvisionnemens et de ses objets de campement, elle est prête, et elle doit, à tout risque, marcher en avant ; ce qui lui manque peut toujours être suppléé.

Ici notre autorité sera encore plus haute : « Quand on a bonne volonté d’entrer en campagne, disait le jeune général de l’armée d’Italie, il n’y a rien qui arrête. » — « Il est des circonstances, disait le vainqueur d’Iéna dans son bulletin, où aucune considération ne doit balancer l’avantage de prévenir l’ennemi et d’attaquer le premier[1]. » Et l’Empereur aux abois le répétait avec véhémence à un de ses premiers compagnons d’armes, Augereau, dans une lettre historique (21 février 1814) qu’il faut toujours lire dans les circonstances critiques : « Les six bataillons de la division de Nîmes manquent d’habillement et d’équipement et sont sans instruction ? quelle pauvre raison me donnez-vous là, Augereau ! J’ai détruit 80 000 ennemis avec des bataillons composés de conscrits, n’ayant pas de gibernes et étant mal habillés ! Vous manquez d’attelages ? prenez-en partout. Vous n’avez pas de magasins ? ceci est par trop ridicule. Je vous ordonne de partir douze heures après la réception de cette lettre pour vous mettre en campagne. Si vous êtes toujours l’Augereau de Castiglione, gardez le commandement ; si vos soixante ans pèsent sur

  1. Au Directoire exécutif, 27 germinal an V. Voir aussi Lettre au général Clarke, 5 novembre 1807.