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CHEZ LES NOMADES DU TIBET.

doivent pas avoir renoncé à saisir une proie si facile et si tentante ! Mais voici que, parvenue sur une colline, notre avant-garde pousse des cris et nous appelle : nous accourons, et un spectacle saisissant frappe nos regards.

Dans la plaine à nos pieds s’avance une armée, une armée innombrable de sombres yaks et de cavaliers aux longues lances étincelantes. Leurs escadrons forment des groupes compacts qui se suivent à courts intervalles. Leur colonne descend de la crête opposée ; toujours de nouvelles masses apparaissent, sans fin.

À la joie exubérante de nos hommes, nous devinons : c’est la Caravane, la grande caravane du Koukou-noor. Chargée des peaux et des fourrures échangées contre le thé qu’elle a porté, elle revient, par un hasard providentiel, un mois plus tôt qu’on ne l’attendait, à point nommé pour nous sauver. Car ce sont des alliés : Chinois ou Tibétains de Song-Pan-T’ing, ils courent dans le désert les mêmes risques que nous, et leurs marchandises vont exciter les convoitises des mêmes agresseurs ; nos hommes les connaissent tous, et c’est comme des frères qui se retrouvent au sortir d’un naufrage que nous nous abordons. Tout de suite la tête de la caravane fait halte, et nos deux camps s’élèvent contigus, cependant que, interminable, la file des yaks continue à descendre de la hauteur.

Mais que les effusions ne nous fassent pas oublier les affaires sérieuses ! nous mettons les chefs au courant de la situation. À peine disent-ils quelques mots à ceux qui les entourent. Bientôt un cavalier sort des tentes, puis deux, puis dix, puis cent ; silencieusement, au grand galop de sa monture, la lance au poing, chacun fend l’espace vers un but que nous ne discernons pas encore ; en quelques minutes, plus de deux cents guerriers se trouvent rassemblés à un kilomètre en avant du camp, groupés en deux escadrons qui, tout de suite, précédés de patrouilles, s’en vont à la recherche de l’ennemi.

La belle manœuvre, exécutée avec quelle souplesse, quel silence, quelle soudaineté ! Comme elle révèle l’habitude de la guerre, des coups de main subits. Point d’ordres bruyans, point d’explications : un mot jeté tout bas, et voici l’armée en bataille. Qui vient au désert, fût-ce pour commercer, ne peut être qu’un professionnel et un amoureux des aventures : Tibétains et Chinois, tous ceux que nous y avons rencontrés parais-