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CHEZ LES NOMADES DU TIBET.

d’habits, il grelottait, mais il n’osa nous avouer son dénûment que quand nous l’entendîmes tousser.

Nos animaux ne trouvaient plus à se nourrir qu’à grand’peine, en fouillant la neige pour découvrir l’herbe, et en avalant la neige elle-même, car les yaks et même les chevaux en mangent beaucoup.

Et encore tout allait à peu près bien quand nous trouvions moyen de faire du feu. Puisqu’il n’y avait plus de bois, le seul combustible était l’argol, et l’on sait que ce nom poétique désigne la fiente desséchée des animaux. Le Père Huc a traité cette matière de façon magistrale, et nous étions parfaitement au courant des différentes sortes d’argol et de leurs vertus ; il ne nous manquait… que d’en trouver.

Comment, se demandera-t-on, peut-on s’en procurer dans le désert ? Mon Dieu ! la chose est moins compliquée qu’elle n’en a l’air. Tous les nomades viennent camper dans les mêmes endroits, qui présentent des conditions favorables, telles que protection contre le vent, proximité de sources non gelées, etc. Il en résulte que chacun, en partant, laisse un dépôt d’argol frais, qui deviendra sec avant le passage de nouveaux visiteurs.

Il n’y a donc aucune difficulté quand il ne neige que la nuit et que le jour la terre se montre à nu ; mais, quand il neige même dans la journée, le précieux combustible disparaît enseveli. Il faut alors, dès qu’on s’arrête, disperser ses gens sur toute l’aire où sa présence est présumable, et chacun, avec fièvre, fouille la couche glacée jusqu’à ce qu’il découvre cette manne. Parfois nous voyions l’obscurité descendre, et rien n’était signalé : lugubre perspective que celle d’une nuit sans feu, par ce froid et cette bise, sans alimens cuits, sans même un peu de thé ! Enfin un cri de triomphe partait de quelque coin, et tout le monde accourait récolter le bienheureux crottin.

Toutes ces épreuves, cruelles pour notre personnel, nous étaient rendues légères par la conscience de notre mission à remplir ; et, si parfois elles nous semblaient pénibles, il nous suffisait de lever les yeux vers le drapeau français flottant dans la bourrasque sur ces solitudes inviolées.

Suivant la pente douce de petits ruisseaux qui grossissent peu à peu, nous arrivons enfin au bord d’une rivière assez forte ;