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III

Ces deux volumes [des Essais] furent mieux accueillis du public que je ne l’avais espéré. Mes amis, entre autres M. Taine dont l’opinion avait pour moi tant de prix, m’engageaient à les continuer. Ils ne se rendaient pas compte que le point de vue tout personnel auquel je m’étais mis pour exécuter ces esquisses en faisait toute la valeur, et que je ne pouvais Appliquer la même méthode à des auteurs moins mêlés à ma propre éducation[1]. Ma raison me portait à les écouter, car j’avais vu pour la première fois un peu de succès récompenser de longues années d’efforts. D’autre part, un instinct, que je ne pouvais pas dominer, me poussait à d’autres tentatives. Ce qui m’avait intéressé dans cette série d’essais, c’avait été non pas les écrivains eux-mêmes, mais les états de l’âme manifestés par ces écrivains. Or, ces états de l’âme, qu’étaient-ils, sinon les états de certaines âmes ? De même que j’avais aperçu par-delà des livres des sentimens vivans, par-dessous ces sentimens j’apercevais ces âmes vivantes, et le roman m’apparaissait comme la forme d’art la plus capable de les peindre. Quel roman ? A l’époque dont je parle… l’école des écrivains de mœurs, issue de Balzac par Flaubert, avait en France à peu près écarté de ce genre toute étude des phénomènes intérieurs. Or, c’était justement vers la description de ces phénomènes que je me sentais attiré. Peut-être y avait-il alors quelque courage à reprendre cette tradition du roman d’analyse en plein triomphe du roman de mœurs, et quand les maîtres de cette dernière école déployaient une supériorité de talent incomparable… C’est au mois de mai de l’année 1883 et dans une petite chambre d’Oxford, tout près du vieux collège de Worcester, hanté par l’ombre de Thomas de Quincey, que je commençai d’écrire mon premier roman, l’Irréparable, avec la même plume qui venait d’achever la préface des Essais[2]


A vrai dire, ce n’était pas tout à fait là le véritable début de M. Bourget dans le genre romanesque. Dès 1874, on pouvait lire ici même une nouvelle signée de lui, Céline Lacoste, souvenir de la vie réelle, dans laquelle il ne serait pas très difficile de reconnaître à divers traits, et à sa manière même, l’écrivain plus mûr d’aujourd’hui : c’est une étude d’âme féminine et l’analyse d’un curieux cas de conscience religieuse. Un peu plus tard, en 1877, il publiait une autre nouvelle, Jean Maquenem, qui rappelle un peu la manière de Maupassant. Vers

  1. Cela est-il absolument sûr ? S’il en était ainsi, M. Bourget aurait dû renoncer à la critique. Et il n’y a point renoncé ; et il a fort bien fait de n’y point renoncer. — Taine estimait très haut le talent de M. Bourget. « Vous êtes philosophe autant qu’artiste, » lui écrivait-il (10 mai 1881). Et encore, et surtout : « Vous êtes par excellence, à mes yeux du moins, un philosophe, je veux dire : un généralisateur déductif. » (6 février 1885.)
  2. Lettre autobiographique, etc., p. 11-13.