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se garder pour soi. Ce n’est donc pas la vie, c’est la pensée seule qui prononce et choisit consciemment ; elle seule empêche la surabondance de vie dont parle Guyau, la « surabondance de puissance » dont parle Nietzsche, l’ « évolution créatrice » et l’ « élan vital » dont parle M. Bergson, d’être un écoulement aveugle comme l’eau qui déborde, tantôt bienfaisante et tantôt destructrice. Aussi Guyau lui-même n’a-t-il jamais séparé, pas plus que nous, la force de la vie de la force des idées. Vivre sa vie ! Tout le monde vit sa vie, Néron comme Thraséas. Mais le difficile, le beau et le bon, c’est de vivre en même temps la vie des autres, la vie de tous. C’est aussi de savoir renoncer, pour une grande cause, à vivre sa vie.

La réflexion de la pensée, qui est l’origine de ce qu’on nomme « liberté, » parce qu’elle est l’origine de toute alternative, de toute conscience qui nous révèle deux possibilités, pose nécessairement un problème qu’elle seule peut résoudre. Voici une tendance que je trouve dans ma nature, — par exemple la tendance à me donner, — mais, lorsque je conçois la possibilité de suivre cette tendance, je conçois aussi la possibilité de suivre la tendance à me conserver pour moi ; je conçois donc la possibilité de vouloir le développement ou l’anéantissement de telles et telles tendances, ou même, par extension, de toutes mes tendances naturelles, de ma nature entière et de ma vie. Le point de vue vitaliste et dynamiste, quelque nécessaire qu’il soit, n’est donc pas suffisant ; il n’est pas le point de vue proprement moral ; en lui-même, il est encore amoral ; considéré seul, il peut devenir, comme chez Nietzsche, antimoral. Guyau a eu raison de rejeter d’avance l’immoralisme radical de Nietzsche, en considérant la vie comme toute prête à se répandre en autrui, à devenir sociale, à se moraliser. Mais encore faut-il, — et Guyau ne le niait pas, — pour que cette moralisation commence, que le germe de conscience inhérent à toute vie véritable arrive, par l’idée, à se réfléchir sur soi et, indivisiblement, sur autrui.

Au lieu de chercher le principe de la morale au-dessous de la conscience, dans l’inconscient, dans les tendances communes à l’homme, à l’animal et au végétal, en un mot dans la vie, nous croyons, pour notre part, qu’il faut chercher ce principe dans la constitution intime de la conscience. Nous trouvons dans la pensée de soi, qui enveloppe celle d’autrui, l’aube de la lumière