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l’individu est un centre de puissance qui aspire à tout dominer, à tout ramener à soi dans l’universel conflit. La moralité n’est, selon lui, qu’une forme supérieure de l’égoïsme, et la société n’est qu’une expansion de la vie individualiste.

Pour M. Jules de Gaultier comme pour Nietzsche, les mœurs sont indépendantes de la morale, qui elle-même dépend des mœurs. Elles sont indépendantes, parce qu’elles se forment et s’établissent par le jeu des sensibilités individuelles, en contact au sein de la société. Elles résument des instincts en conflit qui ont abouti à un certain équilibre comme à une certaine direction Ces instincts seuls posent des fins à la conduite humaine, toute fin n’étant que la preuve d’un instinct, d’une tendance, d’un désir. Comme disait Spinoza, les choses sont bonnes parce que nous les désirons, nous ne les désirons pas parce qu’elles sont bonnes. La morale ne fait qu’ériger en théorie abstraite l’état des mœurs à une époque donnée ; elle dépend des mœurs.

— Mais, demanderons-nous, pourquoi la morale, une fois formée sur le type des mœurs régnantes, ne réagirait-elle pas à son tour sur les mœurs ? L’action et la réaction ne sont-elles pas la loi de ce monde ? Les idées morales, comme toutes les autres, en se rendant compte d’elles-mêmes à elles-mêmes, se précisent et se modifient ; bien plus, elles tendent à modifier leurs objets, toute idée pratique enveloppant divers possibles qui sont en même temps désirables à divers degrés. Bien plus, dans les mœurs elles-mêmes, ces résultantes visibles du conflit ou de l’accord des sentimens, il y a déjà des idées. Les mœurs ne sont pas aveugles, les sentimens ne sont pas aveugles ; sinon, ils ne seraient plus que des sensations brutes. Tout sentiment véritable est une condensation d’idées, de perceptions et même de raisonnemens rapides, presque intuitifs. Le sentiment d’affection filiale peut être impuissant à s’analyser lui-même, à se déployer en raisons abstraites ; il n’en a pas moins conscience de sa rationalité et, si vous interrogez un enfant, si vous le poussez à bout, il finira par trouver les raisons pour lesquelles, sans avoir besoin de les réduire en syllogismes, il aime sa mère. Les mœurs familiales, les mœurs sociales sont des nébuleuses résolubles en idées quand on y applique le télescope de l’analyse réfléchie. L’opposition absolue des mœurs et des idées, des instincts et de l’intelligence, si à la mode aujourd’hui, est artificielle. Nous ne saurions donc accorder que la morale ne