Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 1.djvu/615

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des fauves photographiés au magnésium par M. Dugmore, dans les taillis de l’Ouganda. « Delacroix s’était mis, dit Th. Silvestre, à faire de mémoire plus d’animaux au coin de son feu que devant les fosses et les cages des bêtes. Il tirait des lions et des tigres de son chat… » Ses lions ne sont donc pas vrais, mais comme ils sont vivans !

Ceux de Barye sont à la fois vivans et vrais. Ce fut une révélation, quand, au Salon de 1833, parut ce Lion au serpent que nous voyons sous le n° 151, dans une des vitrines de Barye. Le public habitué aux lions à perruques qui roulent une boule sous la patte, dans les jardins, ou aux lions inoffensifs et pseudo-égyptiens de l’Institut, sentit qu’il y avait, là, une découverte dans l’ordre plastique et un enrichissement de la sensibilité esthétique. Barye décollait le lion héraldique de Saint-Marc, des blasons et des tombeaux, et le jetait, souple et fort, sur des chairs pantelantes. Il lui rognait ses ailes et sa barbe, mais laissait sortir ses griffes. Sous la peau, les muscles roulaient, ses narines se fronçaient, ses dents pointaient à nu. Le public stupéfait s’écriait : « Il mord ! » Gustave Planche enregistra dès 1833, lorsque ce lion fut exposé en plâtre et encore en 1836 lorsqu’il parut en bronze, ce cri général d’étonnement. Et Théophile Gautier, plus tard, en 1866, prétendit qu’à sa vue, les « vieux lions poncifs répandus dans les jardins publics faillirent laisser échapper la boule qui leur sert de contenance. » En langage non imagé, cela veut dire que les sculpteurs académiques furent fort malcontens. On dérangeait toute la faune de l’Institut. Les lions de Barye faisaient scandale. Tant qu’ils furent réduits aux proportions modestes où nous les voyons, ici, on les railla du nom de « serre-papiers. » Et quand on parla de les grandir pour les mettre aux Tuileries, on prononça le mot de « ménagerie. » Ils y sont pourtant, maintenant, et montent la garde, du côté du quai, à la porte de la collection Chauchard. Ils n’étonnent plus, ni ne scandalisent plus personne. Et nous les saluons, en sortant, comme les images sensibles de ces grands « méconnus » que furent parfois les grands « découvreurs. »


ROBERT DE LA SIZERANNE.