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le mouvement de Macbeth, un mouvement d’horreur et de protestation. Il aurait dit : « Non, non, je ne suis pas un alchimiste, je suis un peintre ! »

Et c’est justement d’être un peintre que lui contestait le jury de cette année-là. Au Salon de 1859, son tableau La Mort et le Bûcheron fut refusé, mais en même temps, il exposait une Femme faisant paître sa vache qui était commandée par l’Etat. Ainsi on trouve toujours chez ces artistes l’encouragement à côté de l’épreuve ; ce qu’on ne trouve pas ou ce qu’on ne trouve guère, c’est l’argent. Sensier raconte : « Quand je vis ce tableau pour la première fois, il était à peu près terminé. Millet me dit : « Qu’en pensez-vous ? — Mais, lui répondis-je, c’est l’Angélus !… Oui, c’est bien cela. C’est écrit. On entend la cloche… » Il me regarda comme un homme satisfait, et il ajouta : « Ah ! je suis content. Vous avez compris. C’est tout ce que je vous demandais. — Alors, mon cher, il faut tâcher de vendre ce tableau… » Il me l’envoya à Paris. Arthur Stevens l’observa longuement. Il en fut possédé. Il revint dix fois voir l’Angélus. Il l’offrit à des amateurs, à des spéculateurs. Deux mois se passèrent en visites, en pourparlers. Tous ses cliens hésitaient… Enfin, le 26 septembre 1859, Millet écrit : « J’ai dit à M. *** que l’Angélus était vendu deux mille à deux mille cinq cents francs, je ne sais au juste, mais je n’ai pas dit moins de deux mille francs. »

Regardons-le, ce tableau légendaire. Par la curiosité qu’il excite, il mérite de donner son nom à la salle où il est exposé, face au jour. Ce n’est pas le meilleur de la salle : c’est peut-être, au point de vue peintre, le plus mauvais. Rien de plus faux que le ton rosâtre des nuages colorés par le couchant par rapport à l’ensemble. Rien de plus massif et de plus pénible que la facture des personnages et du terrain. On demeure stupéfait que si peu de chose ait enfanté de telles légendes. On se demande pourquoi Arthur Stevens en était « possédé… » Mais ensuite, on oublie l’impression, purement esthétique, qui saisit tout d’abord, pour se laisser aller à l’impression sentimentale. On songe à ce qu’était l’art académique ou romantique en ce soir d’automne de 1858 où Millet, revenant de Chailly-en-Bière et se tournant vers le couchant, imagina son Angélus, et l’on éprouve qu’il y a là une découverte réelle dans le domaine de la conscience et de l’humanité.

Millet a découvert le paysan et l’a fait entrer dans la grande