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Conseil se crut en présence d’une situation libre de tout engagement. Le ministre de la Guerre Kuhn proposa la neutralité armée, armement complet et immédiat, afin de jeter au moment voulu l’épée dans la balance au profit des Français ; il croyait à l’initiative de la France, « à sa marche rapide, imposante : si elle triomphe, renverse la Prusse et se rend maîtresse des bords du Rhin, l’Autriche-Hongrie et la France auront 1 700 000 hommes contre un million d’Allemands. Si la Russie s’en mêle, une révolution éclatera en Pologne ; peut-on douter alors de la victoire finale ? Jamais occasion plus belle de nous relever des malheurs de 1866 ne s’offrira. »

Beust oppose à cette politique audacieuse celle de la passivité d’attente sans aucun armement ; il ne veut pas qu’on se découvre en faveur de la France, mais il veut encore moins qu’on la décourage. L’essentiel, dans une crise dont on ne peut calculer les péripéties, est de garder les mains libres, afin de profiter des circonstances et de se ménager le rôle d’arbitre chèrement payé entre les belligérans épuisés. Andrassy n’approuva pas l’expédient ; il ne voulait pas de passivité équivoque ; mais, dès maintenant, un parti résolu ; l’Autriche n’avait à tenir compte que de ses propres intérêts, et devait adopter la politique de l’égoïsme rigoureux, celle de la neutralité ouverte. Cependant, il ne concluait pas à une neutralité inerte : il fallait se mettre en état de se faire respecter. Les Russes, autant que les Français, s’efforceraient de créer des complications : « Les Français, afin de nous entraîner dans le tourbillon de la guerre, les Russes, pour faire un nouveau pas en Orient. » Et il proposait d’ouvrir un crédit au ministère de la Guerre, cinq millions de florins, comme défense d’une neutralité pacifique. Beust allégua que la proclamation officielle de la neutralité nuirait à l’Autriche dans tous les cas : la France la jugerait une mesure hostile, car la neutralité autrichienne ne pouvait en fait servir que la Prusse, protégée ainsi à sa frontière du Sud allemand et à sa frontière de Saxe et libre de porter toutes ses forces sur le Rhin. L’Autriche-Hongrie n’avait rien à craindre d’une victoire de la France ; ses intérêts en Orient ne pouvaient qu’y gagner. De la perfide Prusse, au contraire, elle n’avait rien de bon à attendre : en se condamnant à une stricte neutralité, elle rabaissait sa valeur, et le vainqueur, surtout si ce vainqueur devait être la Prusse, pourrait la traiter selon son bon plaisir. Andrassy