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ni moi-même, ni aucune de mes idées. Bien plus, je sais, — et vous m’avez répété de la manière la plus flatteuse, — que toujours vous vous laisserez « corriger » par moi, suivant votre aimable expression.

Je suis très heureux d’apprendre que vous ne parlez à personne de votre correspondance avec moi. Personne n’a besoin de savoir que nous nous écrivons l’un à l’autre. Ce qui est sacré en soi-même ne doit pas être profané[1].

Adieu de tout mon cœur, et comptez fermement sur la constance immuable de mon affection !


Depuis ce moment et jusqu’à la mort de Guillaume de Humboldt, le 4 avril 1835, la correspondance ainsi engagée s’est poursuivie sans interruption ; et toujours les lettres de Humboldt sont devenues à la fois plus longues, plus affectueuses, plus pleines d’abandon familier et d’« ouverture de cœur. » Impossible, en vérité, de les appeler proprement des lettres d’amour : car nous y sentons que tout le véritable amour de Humboldt continue d’aller à sa chère femme Caroline, vivante ou morte, et vainement nous chercherions, dans toute l’abondante série de ses lettres, un seul mot capable de nous faire supposer que son ardente amitié pour Charlotte s’accompagne chez lui d’un autre sentiment plus intime. Je dirai plus : jusqu’au bout de cette série de lettres, Humboldt conserve à l’égard de son amie une attitude de supériorité plus ou moins paternelle, et sans cesse plus tempérée d’indulgente douceur, avec les années, mais dont un véritable amoureux n’aurait pas manqué de se départir au moins par instans. Comment employer le mot d’amour à propos d’un homme qui se refuse obstinément à faire en sorte que sa correspondante se rapproche de lui, et ne cesse pas de lui rappeler qu’il y a toute une partie de son âme où il n’admet point qu’elle pénètre jamais ? et cependant, s’il ne s’agit point là d’un amour brusquement, — et bien étrangement, — réveillé dans ce vieux cœur, après y être resté endormi pendant plus de trente ans, de quel terme définir ce sentiment qui conduit Guillaume de Humboldt, presque toutes les fois, à assurer Charlotte qu’il « trouve son bonheur à lire et relire » chacune de ses lettres ? Il faut voir aussi l’incroyable patience qu’il témoigne devant les soupçons, les reproches de son amie, les « scènes » à peu près incessantes qu’elle éprouve le besoin de lui faire, soit que cette réserve, involontairement un peu hautaine, de ses lettres lui déplaise, ou

  1. Il se pourrait, cependant, — car l’original de la lettre n’a pas été retrouvé par M. Leitzmann, — que ces derniers mots soient purement de l’invention de Charlotte Diede : car on verra tout à l’heure que celle-ci ne s’est pas fait faute d’altérer et d’enrichir, à sa fantaisie, le texte original de son correspondant.