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surtout à une comédie de mœurs c’est une peinture des mœurs et de la société à une certaine date. Les deux premiers actes de la Famille Benoiton sont en ce sens une merveille. La touche est légère, mais l’observation est juste et pénétrante. Nous sommes particulièrement bien placés pour en juger aujourd’hui, après quarante-cinq ans, et alors que les filles des demoiselles Benoiton sont elles-mêmes grand’mères. C’est là, à mon avis, l’intérêt et le très vif attrait de cette reprise.

On ne manquera pas de dire : « cette satire des mœurs de nos grand’mamans fait sourire aujourd’hui. Cela a un air démodé et désuet comme les crinolines de la scène devant une salle d’entravées. Ces Benoiton et ces Formichel, c’était la société de l’âge d’or, comparée à la nôtre. Quelle n’était pas l’innocence de ce temps-là ! Sardou n’avait pas prévu le Paris du XXe siècle, etc., etc. » On ne manquera pas de le dire, parce que c’est le développement usité et de « style, » en pareil cas. Mais je le crois inexact. Entre les mœurs de 1865 et les nôtres, la différence est de degré, non de nature : celles-ci étaient en germe dans celles-là. Entre l’une et l’autre société le rapport est de parenté et de filiation. Le mouvement qui, depuis, s’est accéléré et précipité, était dès lors commencé. Et c’est le mérite de l’observateur d’en avoir discerné les signes et indiqué le sens. C’étaient des promesses : l’avenir les a tenues.

En notre année 1911 j’entends dire qu’un des problèmes les plus inquiétans, et d’autant plus inquiétant qu’on n’y aperçoit aucune solution, est celui de la « vie chère. » Non que les prix des diverses denrées, objets de consommation, pièces d’habillement, moyens de transport, aient augmenté. Le prix en aurait plutôt diminué. Ce qui s’est développé dans des proportions considérables, c’est le besoin de bien-être, c’est le goût du luxe ou de sa parodie. Écoutez Clotilde dire à Champrosé, en 1865 : « Il n’y a plus d’hommes assez riches pour prendre femme. — Parce que ? — Parce que l’aisance d’autrefois est la gêne d’aujourd’hui. Exemple : un employé de trois mille francs s’estimait jadis très heureux d’épouser trente mille francs de dol ; mais au prix croissant de toutes choses, et devant ce désir furieux de bien-être qui a gagné toutes les classes, qu’une fille lui apporte soixante mille francs de dot, il vous dira sagement que six mille francs de revenu sont la pauvreté, et, viennent les enfans, c’est la misère. » Clotilde n’aurait rien à changer aujourd’hui à ces déclarations pessimistes, sauf que les placemens de père de famille ne sont plus guère au taux de cinq pour cent.