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trop longtemps séparés ; qu’à tout le moins, le triomphe des scélérats soit de courte, durée, et qu’une juste punition vienne au bon moment châtier leurs méfaits, sont désappointés : la faute n’en est pas à l’auteur. « Il y a une justice en ce monde, à la fin ! » disait le Renzo des Promessi sposi, et Manzoni ajoutait, avec cette ironie douloureuse qu’il employait quelquefois : « Tant il est vrai qu’un homme écrasé par la douleur ne sait plus ce qu’il dit… » Les personnages de Rovetta ne sont même pas convaincus qu’il y ait une justice en ce monde, à la fin. Il arrive qu’ils soient heureux, parce que rien n’est sans exception, pas même le triomphe du plus fort. Mais le plus souvent, ils souffrent sans consolation et sans espoir. Tel est le cours des choses ; les tendres sont aussi les faibles ; aimer, c’est se condamner à la douleur. Les gens au cœur dur peuvent bien avoir des colères ou des fureurs : ils n’ont pas de larmes. Leur égoïsme leur donne une force toute-puissante ; le bonheur leur appartient : le bonheur qui se traduit par la satisfaction des passions, l’estime publique, la richesse surtout : car c’est là le facteur essentiel. L’argent joue chez Rovetta un rôle prépondérant ; on n’a pas de peine à en deviner la cause. Il ne nous montre pas seulement les prodigalités folles que suit la ruine, mais les angoisses plus intimes et les misères plus secrètes de l’heure qui presse, de la lettre de change qui échoit, de l’honnêteté qui faiblit devant la misère qui menace, de la volonté qui abdique ; non seulement les suicides tragiques et les grands crimes, mais les lentes humiliations, les dépendances et les servitudes ; non seulement les types réels, et trop connus, comme le fils de famille, l’usurier, la prêteuse sur gages, l’avare, le gentilhomme taré : mais l’influence de l’argent sur les relations sociales ou familiales, son rôle dans les rapports d’une mère avec son fils, ou d’une femme avec son mari. Il fait voir qu’on n’a pas le droit de constituer une famille sans argent ; ni même de vivre seul avec quelque dignité ; ni même de mourir en repos. Il fait voir qu’avec de l’argent tout s’achète, voire une réputation de vertu, une moralité toute neuve, les bénédictions du ciel. Il écrit l’histoire de l’argent chez ses contemporains, il en écrit même l’épopée, dans les Lagrime del prossimó : la voici.

Pompeo Barbetta, — le héros du roman — fils d’un cuisinier et d’une servante, promène dans les rues de Milan, sa ville natale, son oisiveté et sa paresse, quand il aperçoit un