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a-t-on pu douter, même un moment, à Washington, de l’opposition résolue qu’on ferait à Saint-Pétersbourg et à Tokio à tout projet de ce genre ; et si les gouvernemens russe et japonais s’y opposaient, comment les autres auraient-ils pu y adhérer ? Ici, comme dans d’autres circonstances plus ou moins analogues, l’internationalisation aurait eu pour conséquence, en mettant tout le monde sur le même pied, de faire perdre aux puissances qu’on peut appeler initiatrices le bénéfice de leurs efforts longuement préparés et vigoureusement exécutés. On a invoqué alors le principe de la porte ouverte : n’a-t-il pas été entendu qu’il serait respecté en Mandchourie ? Sans doute, mais il n’y a là aucune contradiction. Pareil engagement a été pris au Maroc, ce qui n’a pas empêché que les intérêts et par conséquent les droits spéciaux de la France et de l’Espagne fussent en même temps reconnus par tous ? L’égalité en matière commerciale peut fort bien s’allier avec l’attribution, à quelques-uns, d’avantages justifiés par la géographie, la politique et l’histoire. Enfin un acte nouveau ne peut pas faire table rase d’un passé de labeurs, de difficultés, de périls surmontés à force de persévérance et de courage, au profit de ceux qui n’y ont eu aucune part, et au détriment de ceux qui y ont dépensé leur argent et leur sang. Eh quoi ! la Russie et le Japon, après des luttes héroïques qui leur ont coûté tant de vies humaines, auraient renoncé aux droits particuliers qui en résultaient pour eux et consenti à l’internationalisation des chemins de fer qu’ils avaient créés, ou qu’ils s’étaient disputés ? On comprend l’intérêt que la Chine, ou les Etats-Unis, ou même l’Allemagne qui craint toujours de rencontrer des obstacles à son commerce, auraient pu trouver dans cette solution ; mais il aurait probablement fallu une guerre nouvelle pour l’imposer à la Russie et au Japon ; ennemis d’hier, ils se seraient alliés contre une semblable intrusion. Deux hommes luttent pour la possession d’un trésor ; un troisième survient qui leur propose de partager avec lui ; on verra aussitôt les deux premiers cesser de se battre pour s’unir contre le troisième, parce qu’ils aimeront mieux partager à deux qu’à trois, et surtout à quatre ou à cinq, si les parties prenantes se multiplient. C’est un peu ce qui vient de se passer en Extrême-Orient. La Russie et le Japon, qui s’en doutaient déjà, ont compris plus clairement que jamais l’opportunité entre eux d’une entente, faute de quoi un tiers avisé, s’appuyant sur celui-ci contre celle-là, ou réciproquement, demanderait sa part du trésor. Et alors la nécessité d’une entente leur est apparue avec un nouvel éclat.