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III

Nous venons d’écouler les conversations des paysans. Ecoutons maintenant celles des enfans, et comparons toujours celles d’autrefois à celles d’aujourd’hui.

Petits écoliers d’il y a cinquante ans, qui, chaque matin d’hiver, gagniez l’école les livres sous un bras et la bûche sous l’autre, que disiez-vous ou plutôt que disions-nous ? — Notre village était le plus beau de tous… Il avait été autrefois une grande ville… On y tenait des foires comme à Agen… Il avait soutenu des sièges et on n’avait jamais pu le prendre… Notre cloche dominait la voix de toutes les cloches voisines… Nos blés étaient plus beaux et nos vins plus capiteux que ceux des environs… Autrefois, quand les jeunes gens se battaient dans les fêtes votives, les nôtres étaient toujours vainqueurs. — Autant de naïvetés puisées je ne sais où, sucées avec le lait, respirées avec l’air, mais témoignant d’un sentiment précis, fort, exalté, l’amour et l’orgueil de la petite patrie. Aujourd’hui, plus rien de tout cela. La joyeuse bande, qui joue sur la place, ne songe guère à la supériorité de son village dans le présent et dans le passé ; elle guigne les bicyclettes qui passent et court se ranger sur les bords de la route quand elle entend la trompe dans un nuage de poussière. Sur les cahiers, sur les murs, sur le sable du préau, les petites mains s’exercent à tracer la silhouette d’une automobile, peut-être déjà celle d’un aéroplane, au lieu de la maison, de l’arbre, du cheval, de la tête du soldat fumant la pipe que nous y dessinions.

Etudions de plus près l’âme de ce petit paysan gascon. Nous y trouvons, à des degrés divers de conscience et de netteté, les quatre sentimens suivans :

1° Il est humilié d’être un enfant des champs, et ce sentiment s’accuse quand il est en présence d’un enfant de la ville, surtout de la grande ville ; il se croit inférieur à lui ;

2° Il pense que le travail de la terre est moins élevé en dignité que celui de l’industrie, et même que c’est le moins reluisant de tous les métiers ;

3° Il croit que l’école et la métairie forment deux mondes complètement distincts, très éloignés l’un de l’autre, n’ayant aucun point de contact, et le premier infiniment supérieur au second ;