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ensuite. Il fallait qu’Ingres s’engageât, non plus par des mots, mais par un acte décisif. Il écrivit à Julie dans cette langue violente, tourmentée, d’une farouche énergie, et sans orthographe, ni grammaire, qui, jusqu’à la fin de sa vie, sera la sienne :

« Mon aimable tendre amie, je suis désolé d’avoir pu vous causer quelque chagrin. Que je suis coupable ! combien je m’en veux ! Mais vous en êtes an peu cause. Je vous aime trop, ma chère amie, pour être toujours raisonnable. Je suis bien loin de vous en vouloir avec mon affreux caractère, mais votre douceur inaltérable, vos vertus, ce charme irrésistible qui m’entraîne toujours vers vous ! Je vous aime, tour à tour, comme épouse, sœur et amie à qui je suis heureux de causer un intérêt assez fort pour consentir à une union si charmante, qui est ce que j’ambitionne le plus au monde. Ce que vous me demandez, ma bonne amie, serait déjà fait si j’en avais trouvé l’occasion. On sait qu’un peu de timidité, dont je ne suis pas exempt, m’en a empêché. Je ne suis que trop impatient de décider mon sort et le vôtre pour ne pas me déclarer (illisible) la demande (illisible) votre constance, mon aimable amie. Je dois espérer beaucoup. Ce que vous avez entendu dire à votre papa me fait une peine sensible. Comment a-t-il le cœur d’injurier sa chère fille quand il devrait vous adorer, au contraire ? Tous vos chagrins, ma bonne amie, sont les miens. Je serai trop heureux de les partager tous. Mais je ne conçois pas vos parens qui sont, d’ailleurs, si bons, si vertueux, si estimables. Cependant je leur en veux bien souvent, quoique je les aime presque autant que vous. Adieu, chère et tendre amie, je vous demande mille pardons. Veuillez être assez bonne pour me pardonner. »


Ingres présenta à la famille Forestier sa demande en bonne et due forme. Mais, comme il s’agissait d’une chose très sérieuse, c’est très sérieusement que les parens de Julie entendaient la traiter : il convenait de respecter les usages qui voulaient que le chef de famille demandât la main pour son fils. Les parens d’Ingres vivaient à Montauban. Ingres n’éprouva aucune difficulté à convaincre son père de ce que l’union d’un artiste inconnu encore avec une jeune fille de très bonne souche bourgeoise, avait de flatteur. Tout de même, il lui donna cette impression que, pour épris qu’il fût de Julie, il ne lui sacrifierait pas son art, ni même sa pension à Rome. Le moment était venu de se rendre