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pesant semble éternellement vaincu par sa propre pesanteur. Une écume savonneuse mousse à chaque battement du flot, — écume épaisse qui se dépose sur la grève et qui y demeure quelque temps, solide et craquante, tels ces restes de neige oubliés par le dégel. Quand on y trempe ses mains, l’eau huileuse s’attache à la peau comme un bain de glycérine. Plus acre à la bouche que l’eau de mer, elle roule, avec des morceaux de bitume, des poissons morts et des détritus de végétaux que son extraordinaire saturation saline a immédiatement tués et momifiés.

Le nom sinistre de la Mer Morte n’est donc pas un vain mot. Elle est hostile et maléfique à tout ce qui vit. A l’exception de quelques microbes, elle étouffe et rejette toute vie organique. Qu’on s’avance seulement sur ses galets, on s’aperçoit tout de suite de sa malfaisance. La grève, à perte de vue, est un véritable champ de bataille. Elle est jonchée de débris qui font songer à quelque immense naufrage. Ses tempêtes, qui sont terribles, arrachent, comme à coups de bélier, tout ce qui pousse à proximité de ses bords : aloès, palmiers, figuiers, roseaux, elle les soulève, les déracine, les entraîne avec ses vagues et les revomit plus loin, en un formidable amas détrônes, de branches et de brindilles, — tout cela décharné, poli, salé, blanchi comme des ossemens... Çà et là, des troncs se dressent dans le sable du rivage, des branches d’arbre surgissent, toutes droites, au milieu de l’eau meurtrière. De loin, on s’imagine que ce sont des arbres vivans. On accourt, étonné, vers cette parure végétale de la Mer Morte : ce sont des bois naufragés que les coups opiniâtres du flot ont fichés et plantés dans le sol. La mer de malédiction n’admet autour d’elle que la mort et la stérilité.

Et pourtant, sous le flamboyant soleil qui aspire perpétuellement ses vapeurs, l’Asphaltite n’est point lugubre. Telle est la magie de la lumière orientale qu’elle transfigure tout ce qu’elle enveloppe !

Non loin de l’endroit où s’arrêtent les voitures de Jéricho, il y a quelques cabanes en branchages qui servent d’abri aux nomades et aux rares marchands de la région. En ce moment, trois hommes s’agitent autour de l’une d’elles : deux Bédouins et un Juif de Jérusalem. Le Juif pèse des sacs de grain sur une bascule européenne, les Arabes recordonnent des outres, entassent des couffins, que l’unique bateau de la Mer Morte emportera