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les deux, elles manifestent une gratitude vraiment orientale. Et maintenant, à genoux, les jeunes filles, et courbez-vous très bas ! Les jeunes gens vont relever leurs basques et passer la jambe par-dessus votre tête. Vous riez ; ils rient aussi. Qui rira le dernier ? Ce n’étaient pas vos grand’mères, à coup sûr ! Aujourd’hui vous pouvez accepter de bon cœur le geste d’asservissement et de mépris que vous rythment les vieilles danses. Il n’a pas même la valeur d’une double-croche.

Non seulement les étudiantes se sont fait leur place à l’Université ; mais la jeune fille suédoise a conquis dans la société une indépendance qui la rend redoutable au jeune homme. Il trouve en elle une concurrente et une égale, c’est-à-dire une supérieure, car on sait que l’égalité revendiquée par les femmes ne tend à rien moins qu’à prouver leur supériorité. Jusqu’au mariage, dont les devoirs entraînent souvent pour elle une sorte d’abdication, la jeune Suédoise dispose de soi en toute responsabilité et avec une crânerie charmante. Sa pauvreté et la pauvreté de la Suède l’ont affranchie du préjugé de déchéance dont la bourgeoisie des pays riches rabaisse et humilie le travail rétribué. Je connais, à Stockholm, la fille d’un comte qui fut récemment présentée à la Cour. Elle mit la robe blanche, la longue robe à traîne dont les manches ballonnées à l’épaule sont comme emprisonnées d’un filet noir. En deux jours elle fit cinquante-quatre visites. Lorsqu’elle fut admise à la révérence devant la Princesse Ingeborg, la Princesse lui dit :

— Je vous reconnais, mademoiselle ; je vous ai déjà rencontrée au tennis. Pourquoi n’y venez-vous pas plus souvent ?

La petite comtesse lui répondit :

— Je le voudrais. Altesse ; mais je suis employée à une banque de huit heures du matin à quatre heures du soir.

— Oh ! vraiment ? Et tous les jours ?

— Tous les jours, Altesse.

— Que c’est fâcheux ! Enfin j’espère tout de même que je vous verrai plus souvent.

La petite comtesse aurait pu ajouter qu’elle gagne cinquante couronnes par mois, qu’elle emporte tous les matins son déjeuner composé de tartines et qu’elle le mange debout dans un couloir. Il est vrai qu’elle est comtesse, qu’elle restera comtesse, et qu’épousât-elle le garçon de recettes, on l’appellerait toujours Sa Grâce et Comtesse. Les jolies filles, que j’avais sous les yeux