Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 56.djvu/133

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
127
LA MORT DE TALLEYRAND.

me rappelle : C’est une croix de bois qui a sauvé le monde. La pauvreté va bien à ceux qui en savent porter dignement le poids. » Il s’arrêta là.

Je lui demandai alors si ces paroles étaient réellement de M. de Montlosier. « Oui, certainement, répondit-il, j’y étais : l’impression en fut extraordinaire. Nous étions douze cents, les tribunes étaient remplies. Quand l’orateur prononça ces paroles, il n’y eut pas un applaudissement, mais toutes les respirations restèrent suspendues, et, lorsqu’il eut terminé, quelques momens après, on entendit tout le monde respirer. »

Tel fut constamment le ton de cette conversation, comme vous le voyez, fort significative, ou plutôt, car je ne puis trouver d’expression plus simple et plus vraie, de cette conversation toute transparente, où il fut perpétuellement question de la vie, de la mort, des principes et des sentimens les plus intimes de M. de Talleyrand, sous des noms déguisés qui semblaient être une convention tacite entre lui et moi. Sans nous expliquer davantage cette fois-là, il fut évident à mes yeux que nous avions fait un grand pas…

Sa pensée, toujours réservée jusqu’alors, se révéla tout à coup dans un écrit d’une grande importance, qui fut le premier acte extérieur, la première manifestation explicite des dispositions, des regrets, du repentir même de M. de Talleyrand. C’est une appréciation en quelque sorte officielle des diverses circonstances de sa longue carrière, appréciation faite par lui-même, par conséquent encore incomplète, mais toutefois commencement sérieux du procès dans lequel il voulait juger définitivement lui-même sa vie et la condamner. Il y exposait sa cause, il est vrai, avec certains avantages, mais il consentait par-là même à s’entendre discuter, à s’éclairer, à se rétracter enfin, à s’exécuter même, s’il le fallait…

Je ne vous citerai pas cette pièce entière ; elle est fort longue, très détaillée, trop peut-être. M. de Talleyrand l’avait rédigée plus de quinze jours avant sa mort, spontanément, à une époque où il se portait parfaitement bien. Elle parut fort remarquable à bien des égards à Mgr l’archevêque ; le prince la lui avait envoyée directement dans les premiers jours de mai, et Monseigneur l’examina fort attentivement…

Il me semble qu’elle résumait parfaitement la vie de M. de Talleyrand, dans les deux grandes phases politique et religieuse