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de poisson, le boucher qui vend de la viande orthodoxe (kacher), le brocanteur ou le prêteur sur gages qui commence, dans son humble boutique, une fortune destinée, peut-être, à régner sur les grands marchés d’Europe et d’Amérique avant la fin du XXe siècle ; au premier, le maître tailleur chez qui vingt métiers ronronnent à la fois et font trembler les vieilles poutres du plancher. Montez l’escalier obscur et mal odorant, et vous verrez la misère grandir d’étage en étage jusqu’à la mansarde où les infirmités clouent sur son grabat quelque vieille paralytique qui achève de vivre, dénuée de tout, évoquant, dans ses vagues geigneries, le pays d’origine et maudissant ce grand Londres dont elle ne connaît rien, dont elle ne voit rien qu’un carré de ciel couleur de poix, entrevu par une lucarne !

Si l’argent crée des inégalités sociales dans le ghetto, il en est d’autres où il n’a point de part. Le Juif fixé depuis quinze, vingt ou vingt-cinq ans en Angleterre, se prend pour un parfait Saxon, sans cesser de se croire un israélite modèle. Et, bien que son nom trahisse souvent la même origine, il écrase, de son John Bullisme fastueux et protecteur, l’humble Polonais débarqué de la veille. Le Juif espagnol et portugais, dont le type physique a toujours de la finesse et de la distinction, est presque introuvable dans le ghetto. Lorsqu’il y paraît, ses façons d’hidalgo contrastent avec la vulgarité ambiante. Le Juif hollandais a peu de considération pour le Polonais et le Russe qui, à leur tour, se moquent de lui. La prononciation de l’hébreu varie tellement entre ces races que, très souvent, ils ne s’entendent pas. Or, ne pas se comprendre, c’est se mépriser, sinon se haïr.

Ces figures qui se pressent devant nous, que nous voyons dans toutes les attitudes, à toutes les phases de la vie religieuse et sociale, à table, derrière un comptoir, tirant l’aiguille, marchandant du poisson, que nous retrouvons à l’école ou à la synagogue, sont infiniment variées et originales ; elles ont toutes le trait caractéristique qui vaut vingt pages de psychologie. Il n’en est pas une auprès de laquelle on n’aimerait à s’arrêter pour l’étudier à loisir. Mais il faut choisir. Je choisirai donc deux caractères, l’un à cause de sa haute valeur artistique, l’autre à cause des réflexions fécondes qu’il suggère, Melchissédech Pinchas, le poète et Schemuel, le rabbin.

Pinchas est-il un homme de génie ou un grotesque ? Nous arrivons à la fin du volume sans être éclaircis sur ce point.