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actuels, même démocratiques, n’autorisent guère les rêves paradisiaques sur l’infaillibilité des gouvernemens à venir. Compter toujours sur l’État ou sur la société, c’est reporter la difficulté plus loin et plus haut, non la résoudre. Les statisticiens ont vingt fois démontré, chiffres en main, que les ressources actuelles de la bienfaisance suffiraient déjà à empêcher les grandes misères, si celles-ci n’étaient décuplées par l’alcoolisme ; vingt fois, ils ont montré que, si l’homme du peuple employait pour son bien et celui de sa famille ce qu’il dépense en alcool et en tabac, il n’y aurait plus de prolétaires et les usines rachetées passeraient aux mains des travailleurs. Que fait cependant l’État démocratique, que font les communes, avec leur armée de fonctionnaires, que font les syndicats devant l’alcoolisme, devant le tabac, le jeu, la prostitution, la pornographie, l’excitation à la débauche ? Rien. Toucher aux vices, ce serait toucher à l’Arche Sainte. Prendre des mesures contre les cabarets, ce serait cent fois plus grave que de fermer des temples : les prêtres sacrés de l’ochlocratie ne sont-ils pas les marchands de vin ? Lutter contre le tabac, ce serait renoncer au plus lucratif des monopoles. N’a-t-on pas proposé aussi le monopole des maisons de débauche ? Si l’État y ajoutait celui des publications licencieuses, il ferait fortune. Que la foule dirige de plus en plus toutes choses par l’intermédiaire de ses serviteurs, et vous verrez s’abaisser de jour en jour le niveau des gouvernans ou chefs d’administration, tout tremblans devant leurs maîtres d’en bas.

Le collectivisme se flatte, en socialisant tous les biens, de supprimer les intermédiaires, qui perdent la force vive et finissent par être des parasites ; il condamne le commerce en général, les marchands en gros et surtout en détail, tout ce qui s’interpose entre le producteur et le consommateur. Et sans doute l’idéal serait que le producteur et le consommateur fussent en face l’un de l’autre, que le producteur de café, par exemple, livrât une tasse de café à celui qui doit la boire. Mais qui ne voit l’impossibilité de cette présence immédiate et eucharistique ? L’espace et le temps sont deux premiers obstacles : le café consommé en Europe est produit en Amérique : vous ne supprimerez pas l’Océan ; il y aura toujours l’intermédiaire des transports. Ce n’est pas tout. Une fois le temps et l’espace surmontés dans la mesure du possible, la démocratie socialiste aura toujours à distribuer les produits pour les besoins des consommateurs.